lundi 28 février 2011

LES SOIRÉES AMUSANTES DE HUVIER



« Par son esprit original et un peu caustique sans méchanceté, il étoit l'âme de nos réunions de famille et en faisoit tout l'agrément. Il avoit fait de bonnes études au collège de Juilly et joignoit, à beaucoup de facilité pour faire des vers, des connoissances en littérature », écrivit Antoine Fare Huvier, après le décès de son frère François Huvier des Fontenelles (1757-1823). Le défunt était alors maire de Mouroux, non loin de Coulommiers, en Seine et Marne. Avant d’être magistrat consulaire, l’homme était entré dans l’ordre des Oratoriens, ceux-là mêmes qui enseignaient à Juilly ; il n’y demeura pas longtemps. Il reprit l’habit laïque en 1780 et seconda son père alors bailli de Coulommiers, puis se consacra aux lettres, ce qui devait être plus amusant que de rendre la justice dans ce bailliage provincial. Il a laissé quelques ouvrages comme La targétude, tragédie un peu bourgeoise, parodie de l'Athalie de Racine (Paris, 1791). Cette pièce était dirigée contre Guy Target (1733-1806) , alors rapporteur du comité de révision de la constitution en 1791. Bien plus tard, il donna Les remontrances du parterre, etc. , par Bellemure, ci-devant commissaire de police, réfutées par M. H. D. , otage de Louis XVI (Paris, 1814). Notre homme, on l’aura deviné était profondément royaliste, il n’accepta aucune charge durant la révolution et l’empire. Nous savons qu’il était membre d’une loge, car il a laissé également des textes de chansons franc-maçonnes.
Sa production la plus intéressante, pour nous aujourd’hui, est une petit livre intitulé Les soirées amusantes, ou entretiens sur les jeux à gages et autres (Paris, Veuve Duchesne, rue S. Jacques, au Temple du Goût, 1788, in-12) orné par 3 planches hors-texte. Paru sans nom d’auteur, il a été identifié grâce à son frère et est mentionné dans le Dictionnaire des anonymes par Barbier. Nous pourrions croire qu’Agata Christie se serait inspirée de ces soirées pour composer ses Dix petits nègres enfermés dans une propriété dont les protagonistes ne pouvaient s’échapper. Huvier des Fontenelles avait lui aussi bien avant elle, enfermé ses amis, mais d’une autre manière, dans une charmante propriété. Ses invités étaient des enragés du jeu, et tant mieux pour eux. Pour mieux masquer leur travers, ils acceptèrent que le maître de maison, leur donnât des noms hautement bucoliques : Monsieur et Madame de la Rivière, Madame et Mademoiselle de la Haute Futaie, Madame du Bois et son fils, Mesdemoiselles du Ruisseau, du Gazon et Rose, sœurs de leur état, Madame du Ruisseau, Madame du Frêne et son fils, Mademoiselle du Bocage, Monsieur des Jardins, Monsieur de la Forêt, les abbés Printemps et des Agneaux, le chevalier Zéphir. « Or, loin d’être une bluette pastorale et bien que chacun y aille de sa promenade quotidienne, l’ouvrage qu’écrit Huvier est une mine de renseignements sur les jeux de cette seconde moitié de XVIIIe s. et une ébauche de psychologie du joueur », explique Valentine del Moral de la librairie Villa Browna qui présente un exemplaire de cet ouvrage (1). « Il s’appuie pour bien faire sur un certain séjour qu'il fit « dans la maison de campagne de M.B*** située à Montevrain (en actuelle Seine-et-Marne). Des jeunes gens y jouèrent à cinquante de ces petits jeux qui s’échappent de la mémoire, et dont on voudrait souvent se souvenir dans l’occasion. On ne peut pas toujours danser, faire de la musique et tenir des cartes ». C’est précisément pour se les rappeler et pour en donner les règles qu’Huvier livra son souvenir en un dialogue amusant qu’on jurerait avoir inspiré la comtesse de Ségur.
Dans cette maison vouée au jeu, l’ancien abbé contraignit ses amis à jouer à Berlurette ; à Combien vaut l’orge ; à J’aime mon amant par A. ; aux Ciseaux croisés ; Au jeu des paquets ; à l’anguille ; à l’esclave dépouillé. Des jeux dont nous découvrons les règles. Il n’était pas contre non plus pour une joyeuse partie de quilles, de volant ou de Cherche une épingle au son du violon, jeu trivialement nommé de nos jours Cache-tampon. Chacun y allait de son commentaire dans ce petit livre : « Tout le monde joue au loto, parce qu’il ne faut à ce jeu que du bonheur, & que tout le monde a des prétentions au bonheur » comme « tout le monde juge des ouvrages de littérature, les uns bien, les autres mal, parce que les uns ont de l’esprit & que les autres n’en ont pas ». Ce à quoi un des abbés ajouta avec malice qu’« on lit quelquefois des petits ouvrages de littérature [seulement dans l’idée de] se désennuyer »…


(1) Relié en plein veau marbré, dos lisse, Villa Browna, 27 avenue Rapp, 75007 Paris - http://villabrowna.free.fr/

dimanche 20 février 2011

COMMENT PARLER AVEC UNE MARÉCHALE ?

COMMENT PARLER AVEC UNE MARÉCHALE ?
Ah que l’époque était douce ! On avait à traiter une quelconque affaire avec un duc. On se rendait de bon matin à son hôtel. Il était absent ; on se faisait annoncer à Mme la duchesse. Elle était à sa toilette ; on approchait un fauteuil, on s’installait et l’on causait. « C’est une femme charmante ; elle est belle et dévote comme un ange ; elle a la douceur peinte sur son visage ; et puis, un son de voix et une naïveté de discours tout à fait avenants à sa physionomie », note Diderot, car c’est de lui qu’il s’agit. De cette aimable causerie, il sortit l’Entretien d’un philosophe avec Mme la Maréchale de***. Une causerie sortie de son imagination bien sûr. Diderot s’était rendu, à l’invitation de Catherine II, en Russie en octobre 1773. Sur le chemin du retour en mars de l’année suivante, il s’arrêta, comme à l’aller, à La Haye chez les Galitzine. Il profita de cette halte pour travailler notamment à la refonte de l’Encyclopédie qui devait être imprimée en Russie et également à plusieurs autres textes « philosophiques » personnels dont les Principes de la politique des souverains, le Voyage en Hollande et notamment encore La réfutation d’Helvétius et aussi les Observations sur l’instruction.
Le personnage de la duchesse, « belle et dévote comme un ange », déjà mère de six enfants et en attendant un septième, demande au philosophe qui, pourtant ne vole, ne pille ni ne tue, de justifier son athéisme. « Dites-moi si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du genre humain, qu'aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible, sur lequel les hommes n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché plus d'importance qu'à leur vie ? Or est-il possible de séparer de la notion d'une divinité l'incompréhensibilité la plus profonde et l'importance la plus grande ? », demande la Dame. Ce petit texte d’une vingtaine de pages qui s’achève par une pirouette, figure dans Les œuvres philosophiques de Diderot qui viennent d’être réunies dans la collection de la Pléiade (1). Il a été diffusé pour la première fois dans les livraisons d’avril et de mai 1775 de la Correspondance littéraire. Diderot avait souhaité publier ces « Entretiens » en Hollande. Michel Delon qui a dirigé l’édition de La Pléiade rapporte que le chargé d'affaires français en Hollande, l'abbé Desnoyers, ancien jésuite, en informa aussitôt le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, le 26 août 1774 : « L’ouvrage qu'on prétend que le sieur Diderot a offert à un libraire hollande (sic) et que celui-ci a refusé, est un dialogue entre dialogue entre ce Philosophe et une maréchale en attendant l'honneur de dîner avec le maréchal. C'est le début du dialogue. On ajoute que le sieur Diderot, frappé de l'éloignement du libraire pour ce genre de métaphysique, a dit en serrant [rangeant] son manuscrit, qu'il ne lui laisserait point voir jour. » L'Entretien a risqué de rester dans un tiroir comme Le rêve de d’Alembert, également publié dans le volume de la Pléiade.
Diderot ne pouvait en rester là, il ajouta les Entretiens, avec un nouveau titre, à une édition bilingue, franco-italienne, des Pensées philosophiques, comme étant l’ouvrage posthume de Thomas Crudeli, « connu pour ses poèmes » : l’Entretien d’un philosophe avec Mme la duchesse de***. Un tiré à part (32 pages), sans doute unique, du moins en main privée, ([Londres (Amsterdam), 1777]. In-8, relié au XIXe siècle, en demi-maroquin brun, dos lisse, titre en long avec fleurons, a été adjugé 1.400 €, à Drouot, le 25 novembre 2008, par la svv Alde. Un avis au lecteur précise l'identité de l'interlocutrice : « Il y a toute apparence que la dame avec laquelle le poète s'entretient est la signora Paolina Contarini, Vénitienne à laquelle il a dédié quelques unes de ses odes. » Il semblerait, en fait, que la « maréchale » était inspirée par Louise Crozat de Thiers, duchesse de Broglie (1733-1813).
Et, selon Michel Delon, l’origine des tirés à part « reste floue ». Le destin de ce texte est en effet assez particulier. Après la mort de Diderot, il se répandra sous des formes différentes qui peu à peu de la badinerie philosophique, se transformera en essai libertin, voire érotique pour devenir sous la Révolution, un brûlot, et redevenir enfin philosophique. Il y aura donc en tout, trois versions. A nous de juger.