mardi 24 décembre 2013


            


                         Conte de Noël
                       LE SAPIN BLEU



                   « Petite feuille verte bouge dans l’arbre, petite feuille jaune vole dans l’air, petite feuille orange dort dans l’herbe, » chantonne Juliette, en saisissant un grand album relié dans un cartonnage rouge foncé. L'enfant le pose sur sa table devant la fenêtre. Dehors, une branche du grand sapin s'ébroue laissant échapper une volée de flocons de neige qui viennent glisser le long des vitres. Elle ouvre le cahier, comme pour lire. Des feuilles, de belles feuilles d'érable aux tons jaune vif, rouge sang ou les deux et aussi dorées surgissent dans les pages que Juliette tourne lentement comme pour mieux en savourer les couleurs. Chaque année au moment du foliage, sa tante Catherine organise pour elle et ses filles, une véritable chasse au trésor. À qui découvrira la plus belle, la plus étincelante ! Elles parcourent les Cantons de l'Est tout autour de Sutton, à la recherche des massifs les plus colorés, sans se lasser jamais de ces décors éphémères qui surgissent pour disparaître seulement quelques jours plus tard.
                   Cette année Juliette  a remporté le prix. Sur la route du retour, elle avait distingué comme une lueur perdue parmi les frondaisons de la lisière d'un bois.  -  " Là, la ! " avait-elle crié en étendant le bras en  direction d’un érable argenté. Tante Catherine avait garé la voiture quelques mètres plus loin, en était sortie et avait réussi à agripper la branche - heureusement pas trop haute - sur laquelle la pépite était suspendue. Les cousines, un rien envieuses, avaient applaudi l'exploit. Après une journée si fructueuse, la petite bande s'était ruée dans la boulangerie croissanterie Abercorn,  pour une distribution de muffins. On venait de loin,  même de Montréal, pour acheter ici ses gâteaux et surtout croissants considérés comme les meilleurs du Québec. Juliette se souvient encore, descendant les marches de la boutique avoir effleuré les poupées en paille posées sur deux madriers formant un banc sous l'enseigne bleu-gris de la boutique. Elles étaient encadrées par deux citrouilles, pas trop grosses et bien rondes dont l’écorce luisait sous les rayons du soleil pâle de l’après-midi. Il fallait bien marquer la fête d’Halloween.
                   Juliette a fixé au centre de l'album,  la feuille couleur argent. Elle semble avoir conservé toute sa fraîcheur. Sur le conseil de tante Catherine, elle a pris le soin de glisser chacune des feuilles entre ses pages puis de les maintenir serrées sous la pression de plusieurs livres très lourds,  afin qu'elles sèchent tout en conservant leur couleur.
                   Une nouvelle ritournelle chantonne dans sa tête. D'où peut venir cette musique ? Son père, la période de Noël approchant, a pris l'habitude de ressortir tous les DVD de  Christmas chorals qu'il a accumulés d'année en année. C'est un jeu, parmi d'autres, entre eux, de les classer lors de chaque période de Noël, dans un nouvel ordre afin de les écouter les uns après les autres. Tendant l'oreille, Juliette comprend que les notes qu’elle murmure lui sont dictées par une mélodie venant d'en bas. Son père est rentré et a allumé la chaîne hi-fi. Elle bondit, manquant de renverser sa chaise et se précipite dans l'escalier pour sauter dans les bras de son père.
- Papa, nous devons aller choisir un sapin.
- Attends un peu, que nous soyons vraiment à la veille de Noël, et puis, il est trop tard, maintenant, la nuit est presque tombée. Je te le promets, nous sortirons d’abord du placard, les ornements, les boules, les guirlandes, puis nous irons dans les bois.
                   Juliette est déçue.  Pourquoi attendre ? Elle se promet d'aller repérer l'arbre, non loin de l'étang, derrière la maison. L'enfant aime se promener dans cette partie des bois laissée libre de tout passage. Elle espère à chaque fois croiser de ces gros animaux qui font peur dans les livres d’images, mais qui s’enfuient à son approche. Déjà autour de la maison, elle a observé des traces de pas que son ami Gros-Louis, le vieil Indien-Huron qui habite là-bas dans sa longue hutte faite d’écorces, lui a appris à reconnaître. Celles qu’elle préfère sont ces deux petites pointes appartenant au cerf de Virginie. Vous savez celui qui a une queue blanche. Celles dont elle doit se méfier sont larges comme des soucoupes hérissées de cinq griffes : l’ours noir. 

                                               **********

                   La neige craque sous la pression des raquettes dont est chaussée Juliette. Elle a discrètement quitté la maison, emmitouflée dans une grosse et longue parka bleue, la tête sous un bonnet  et les mains enfouies dans des moufles. La bise qui a chassé les nuages, pique ses yeux. La fillette se sent bien, elle aime ces promenades qu’elle ne devrait pas faire seule. Elle n’ignore pas qu’elle pourrait croiser sur son chemin, survenant des taillis, un coyote, un caribou et même un ours. Elle ne les craint pas. La déesse Oranda la protège, elle l’a vue en rêve. Gros-Louis, l’ami Huron-Indien le lui a affirmé.

                   Juliette avait eu très peur ce jour-là. La neige n’avait pas encore complètement recouvert la campagne et les bois. Elle chantonnait comme à son habitude : « Neige, neige blanche tombe sur ma manche, et sur mon nez qui est tout gelé… Neige, neige blanche… » De la hutte de Gros-Louis qui apparaissait à travers les branches et les feuillages déjà rares, sortait une fumée blanche. Son grand ami allait lui offrir des gâteaux parfumés au sirop d’érable dont il avait le secret. Elle les savourait à l’avance. Soudain, elle avait entendu comme un claquement, un claquement de dents, suivi d’un grognement. L’enfant avait su à l’instant qu’un ours rodait autour d’elle. Assis sur son postérieur, il devait observer ce qui se passait autour de lui et l’avait sentie. Peu faraude, elle s’était immobilisée. Le grognement avait retenti plus fort. Juliette pétrifiée, avait fermé les yeux, puis un autre grognement moins rauque mais plus puissant avait résonné. Elle avait alors entendu une voix prononcer une phrase qu’elle n’avait pas comprise qui semblait donner un ordre à l’animal qui avait fui dans un fracas de branches brisées. Gros-Louis avait surgi à ses côtés, lui avait pris la main et lui avait expliqué que, désormais Oranda, la divinité de son peuple la protégerait quoiqu’il lui arrivât. De son sac, le vieil homme avait sorti un paquet de gâteaux au bon goût de sirop d’érable.




                   . Gros-Louis a deviné l’arrivée de  la visiteuse avant qu’elle n’apparaisse dans la clairière. Il se tient, un large sourire sur son visage ridé, sur le seuil de sa maison faite d’écorces. Elle semble  fragile, au premier regard, mais résiste autant au froid qu’à la chaleur.
-« Il faut que tu m’aides Gros-Louis, crie-t-elle avant même de l’atteindre. Papa n’a pas encore choisi le sapin. S’il attend trop longtemps, je ne pourrai pas le décorer, nous irons à la messe et la crèche sera toute seule, et quand je reviendrai il n’y aura pas de cadeaux.  »
-« Comment le veux-tu ce sapin », demande l’homme prêt à suivre les caprices de l’enfant ? »
- Oh, grand, grand, aussi haut que ta maison ! »
- « Bien, Et veux-tu que je le décore moi-même », ajoute-t-il avec un air malicieux qui échappe à son interlocutrice.
– « Oui, oui, je le veux tout bleu, avec des guirlandes bleues, des boules bleues ».

                   -« Viens par là ! » le vieil homme et l’enfant s’engagent dans un sentier dont on devine les traces grâce aux arbustes qui le bordent, puis débouchent dans une nouvelle clairière, au fond de laquelle trône un sapin fier de son branchage. Les cristaux de glace forment sur lui comme des éclats d’argent. L’enfant contemple émerveillée ce sapin de Noël, elle


s’apprête à applaudir lorsque Gros-Louis lui intime de ne pas faire de bruit. Il l’entraine dans un abri posé à la lisière et lui dit :
-« Chut ! Tu vas voir ».
 Un silence s’est posé sur la nature qui semble, elle aussi, attendre. Le ciel a pris cette couleur d’un bleu acier qui précède les grands froids. Le vent s’est calmé et les arbres en ont profité pour se reposer un peu de leur mouvement continu. On entend soudain comme un frottement perçant l’air.
-« Ferme les yeux ! » ordonne Gros-louis à Juliette ». Une faible clameur, des sifflements plutôt envahissent la clairière. L’enfant, les moufles posées sur ses yeux, tente de deviner ce qui se passe autour d’elle. « Regarde ! » Elle voit le sapin orné de centaines de petites boules bleues flottant au gré des branches. Gros-Louis avait invoqué Oranda afin d’attirer les geais bleus.
-« C’est mon cadeau de Noël », dit-il à l’enfant.
Sortant  alors de sa poche sa  feuille d’érable couleur argent ;  elle demande timidement, comment la poser au sommet de l’arbre, c’est l’étoile. 




                          Bertrand Galimard Flavigny
                                              2013











jeudi 3 octobre 2013



LA DERNIÈRE ÈPOPÈE DE MAURICE BARRÈS 

              « Les jardins de Qalaat étaient réputés parmi les plus beaux de la Syrie, dans un temps où les Arabes excellaient dans l’art d’exprimer avec de l’eau et des fleurs leurs rêveries indéfinies d’amour et de religion », note Maurice Barrès, dès les premières lignes de son roman Un Jardin sur l’Oronte. Celui-là évoque la Syrie au XIIIe siècle, mettant en scène un jeune Franc chrétien, Guillaume et Oriante, musulmane, favorite de l’ Émir qui vient de conclure un traité de paix avec le comte de Tripoli. Le chevalier tombe amoureux de la jeune femme qui lui envoie « une meilleure qu’elle », sa suivante Isabelle la Savante. Guillaume vit une fausse félicité, jusqu’à ce que le comte d’Antioche qui n’avait pas négocié de trêve, ne vienne mettre le siège devant Qalaat. Au cours des affrontements, l’Émir trouve la mort, laissant ainsi les deux jeunes gens, libres de vivre leur amour. Le récit ne s’achève pas de la sorte ; Guillaume et Oriante se perdent avant de se retrouver et être séparés à jamais. Un Jardin sur l’Oronte est une épopée à trois voix où l’on choisit l’enfer comme un délice, ou l’inverse. Des bras d’Isabelle à ceux d’Oriante, Guillaume, en goûte tous les délices et toutes les amertumes.
              Un Jardin sur l’Oronte a été publiée par Plon-Nourrit, le 17 mai 1922, (in-12). Le tirage de tête a été tiré à 50 exemplaire sur papier de Chine. Avec cet ouvrage, « Barrès, “vieux croisé sexagénaire” débouclait enfin son armure dont « il laisse tomber les pièces sur le gazon oriental des jardins de l’enchanteresque Oriante», notait André Fraigneau dans la préface qu’il donna à une réimpression dans la collection Alphée des Éditions du Rocher (1988). Ce roman, le dernier que Barrès ait écrit, car il mourut l’année suivante de la parution, ne plut pas à tout le monde. Il fut vilipendé par les néo-thomistes qui avaient vu, auparavant, en lui, l’un des chantres de la religion. Vallery-Radot publia dans La Croix, un article vengeur : « Ce qui nous cause un certain malaise dans la lecture de ce Jardin sur l’Oronte, c’est que hiérarchie classique des valeurs morales et religieuses se trouve bouleversée ». Barrès a confié à André Fraigneau qu’il était furieux de ces réactions. Mais quelle apothéose dans la “trahison” ! 
              En fait, Oriante ressemble à Anna de Noailles, née Brancovan, l’amour de sa vie. Les traits de “la musulmane courageuse” sont transparents. On ignore qu’ils s’étaient retrouvés et se revoyaient en secret depuis 1916. Comme tout bon écrivain - sincère - ils avaient conservé chacun le double de leurs lettres. Ils se mirent d’accord - preuve qu’ils se  rencontraient - pour que leur correspondance soit publiée en l’an 2000. Ce souhait n’a pas été respecté, elle a été publiée en 1994 (1). Entre temps, Un Jardin sur l’Oronte a bénéficié de trois éditions illustrées. La première chez Alexis Rieder à la librairie de la Revue Française par Hermine David par Hermine David (3/6 pointes sèches) ;  la deuxième en 1926,  aux Éditions G. Crès, par Othon Friesz avec 47 bois ; et la troisième aux  éditions Javal & Bourdeaux, par André Suréda. Celui-ci réalisa 17 aquarelles, gravées sur bois par Robert Dill. Il en a été tiré 490 exemplaires, dont 75 sur Japon impérial. On en rencontre contenant une suite des illustrations sur Japon impérial, la décomposition d'un hors-texte sur Chine et une suite des têtes de chapitre et des culs-de-lampe en noir et or sur Chine.  
              A Qalaat, en Syrie, un jardin conserve la fraîcheur de ses fleurs et des ses plantes. Des ruisseaux tirés de l’Oronte – dont le nom signifie en arabe, “rebelle” - le baigne sans cesse et murmure autour des buissons. On croit entendre parfois chanter une voix féminine : « Le bleu est sur Damas, sur Tripoli, sur  l’Europe, sur le désert, sur toute l’Asie, mais non ici. Dans tes bras, où que ce soit, je trouverai le bonheur, je trouverai l’univers. Mais toi, tu préfères nos souffrances et ta chaîne, à la liberté d’être tout l’un pour l’autre ».  
                                     
(1)   Anna de Noailles, Maurice Barrès : correspondance 1901-1923. Par Claude Mignot-Ogliastri, L’Inventaire, 1994.

lundi 8 juillet 2013



HERO ET LÉANDRE, LES FIANCÉS D’ABYDOS


              Non loin de la rive asiatique, dans le Bosphore, se dresse sur une petite île, une tour  nommée Kız Kulesi (Tour de la Fille). Elle semble avoir toujours été là. On rapporte qu’elle fut construite au Ve siècle av.J.-C. par Alcibiade, puis transformée en forteresse par l’empereur Comnène au XIIe siècle, restaurée par les Ottomans aux XVIe et XVIIIe siècles et enfin plus récemment avant d’abriter désormais un restaurant panoramique qui permet de contempler Constantinople. Certains l’appellent aussi la « Tour Léandre »  et de nombreuses légendes courent sur elle, notamment celle de Hero et Léandre racontée vers 14 ou 15 av.J.-C. par Ovide, dans l’une des épîtres des Heroïdes, ce recueil de 21 lettres adressées à dix-huit femmes illustres ou mythiques à leurs amants.
              Hero était l’une des suivantes d’Aphrodite à Sestos, sur la rive européenne, tandis que Léandre demeurait à Abydos sur la rive asiatique. Pour rejoindre sa Belle, le jeune homme traversait chaque nuit à la nage l’Hellespont, guidé par la lueur d’un flambeau tenu par la jeune fille. Par une nuit d’orage, la flamme soufflée par le vent s’éteignit, Léandre perdit sa route et se noya. Hero trouva son corps sans vie sur  la grève et, désespérée se jeta du haut de la tour. L’édition princeps des Œuvres d’Ovide a été imprimée à Rome en 1471 et à Bologne la même année. Les bibliographes ne les ont pas encore distinguées. Celles-là ne comportent pas les  Heroïdes. Il existe en revanche une édition de  l’ Heroidum liber, sans doute le premier essai des presses établies au Piémont par Johannem Glim, ne mentionnant ni date, ni lieu, qui serait datée de 1473 et sans doute l’édition princeps de ces épîtres. Les éditions de ce texte se sont succédées en grand nombre, un peu moins d’une vingtaine, jusque dans la première moitié du dix-neuvième siècle. La première traduction dans notre langue a été réalisée par J.-R. de Boisgelin de Cucé (1732-1804) qui fut archevêque d’Aix puis de Tours (Philadelphie, 1786, in-8) et contenant juxtaposé le texte latin.
              La seconde traduction intéresse davantage les bibliophiles surtout grâce aux huit estampes en couleurs dessinées et gravées Philibert -Louis Debucourt (1755-1832), « le plus extraordinaire peintre-graveur en couleurs qu'il y ait jamais eu », disait de lui François Courboin (1865-1926) qui fut directeur du Cabinet des estampes à la Bibliothèque nationale. Cette traduction est due au chevalier de Quérelles de Goustimesnil qui la publia anonymement. Elle se décrit ainsi : Héro et Léandre, « poëme nouveau en trois chants, traduit du grec, sur un manuscrit trouvé à Castro, auquel on a joint des notes historiques (Paris, Pierre Didot l'aîné, 1801, in-4).
              L’histoire de Léandre et Hero a inspiré également un certain nombre de peintres et notamment Rubens, Pierre-Claude François Delorme,  Théodore Chassériau, Jean-Joseph Taillasson, Cy Twombly, Louis-Marie Baader, et encore Marty qui a donné 125 illustrations pour une édition traduite par Edmond Haraucourt (le Livre Contemporain, 1930, in-8). Reste, non un livre ni une illustration, mais un geste suivi d’un poème (la fiancée d’Abydos), celui de lord Byron qui, le 3 mai 1810, suivant Léandre  traversa à la nage l’Hellespont entre d’Abydos à Sestos. Cela lui prit une heure et dix minutes. 


On peut voir « La Tour de Léandre » dans The World Is Not Enough (Le monde ne suffit pas), le 19° James Bond de  1999.