LE MIRACLE DE JEHANNE
Malgré le froid vif qui
s’était abattu sur la Gâtine, Jeanne se penchait vers l’extérieur depuis la
fenêtre. Elle s’était emmitouflée dans une épaisse couverture en laine dont les
franges traînaient sur le sol. Elle imaginait que celles-là balayaient des
herbes sèches et odorantes que, le matin même, le bon Gilbert aurait apportées
dans la chambre haute, et déposées sur le sol, comme autrefois, afin de parfumer
la pièce. Ces senteurs se seraient mélangées à celui des bûches de chêne
brûlant dans la cheminée. Jeanne aimait
se transporter ainsi dans des temps plus anciens, tentant d’imaginer comment sa
lointaine grand-mère dont elle portait le prénom avait pu vivre dans cette
maison. Elle avait découvert enfant, accroché sur l’un des murs du salon, son portrait, dont on disait qu’elle lui
ressemblait, mais elle n’y croyait pas;
et, depuis cette époque, elle n’avait de cesse de la retrouver dans son
imaginaire. La petite Jeanne avait ainsi feuilleté de lourds volumes dans la
bibliothèque, lu des récits qui pouvaient décrire le quotidien d’autrefois ; de
quoi nourrir ses rêves. La jeune fille frissonna puis se reprit écartant d’un
geste machinal la mèche blonde qui lui barrait le visage. Par-dessus la haute
haie qui, comme des remparts, entourait la maison et sa cour, elle
contemplait d’un côté un paysage plat, sans vallon et de l’autre, des bosquets
serrés ayant poussé comme un masque sur un visage. Un troupeau de moutons
paissait plus loin, près de la barrière en lattes de bois de châtaignier.
Sinon, Jeanne ne voyait rien venir ; elle sourit en se rappelant cette
phrase qui surgissait d’une manière automatique : « Sœur Anne, ne
vois-tu rien venir ? » Jeanne n’était certes pas prisonnière dans une
tour, même si la maison était ancienne et sa chambre, justement, se situait
dans ce que l’on pourrait nommer une tour, en fait l’aile en retour sur le
corps principal.
Un bruit derrière la fit
se retourner. Marie, sa sœur cadette venait de s’asseoir sur le lit et
commencer à pincer les cordes de sa guitare. Sa première réaction fut de
protester, mais séduites par la mélodie, Jeanne la fredonna. Un chant de Noël
bien sûr dont on ne se souvient que durant cette période, comme les contes que
l’on ne peut lire qu’en ces jours. En bas, la grande salle avait déjà été
décorée, le sapin scintillait. Les deux jeunes filles hausseraient bien les
épaules pour montrer qu’elles ne se laisseraient plus avoir par ces
enfantillages ; mais elles se laissaient quand même toucher par la magie
de leurs souvenirs et de leurs étonnements d’enfants. La journée serait longue
jusqu’au moment où leur père prendrait sa voix de stentor pour enjoindre les
uns et les autres de se préparer et descendre afin de se rendre à l’église. Il
y aurait au retour, sur la table dans la grande cuisine, du chocolat chaud et
des brioches et l’on monterait à pas de loup dans les chambres, afin de ne pas
réveiller les plus jeunes. Ce sont ces petits qui par leurs cris d’impatience
se chargeraient de faire signe aux grands de descendre et découvrir les cadeaux
installés sous le sapin. Un rite immuable, quoiqu’ici, à Laleu, on craignait,
chaque année que la grand-mère Jeanne ne vienne le bousculer.
Marie avait reposé son
instrument de musique et s’était rejetée sur le lit en en faisant trembler le
baldaquin. « Penses-tu que la légende de la grand-mère Jeanne et ses
moutons se reproduira cette nuit ? » demanda-t-elle à son aînée.
Celle-ci fit un geste de dénégation avant de constater qu’il ne neigeait pas et
que sans neige, le miracle, s’il fallait parler de miracle, ne se reproduirait
pas. Les deux sœurs se tournèrent vers la fenêtre afin de scruter le ciel. Un
ciel bas et sombre. On dit toujours que si l’on voit un peu de rose autour des
nuages, la neige n’est pas loin, dit la cadette. « Mais, non, lorsqu’ils
sont gris et bleutés », surenchérit l’aînée. Elles ne sont de toute
manière jamais d’accord, la discussion aurait pu se poursuivre ainsi en
s’envenimant, si l’une d’entre les deux – laquelle ? - n’avait à nouveau jeté un œil sur le paysage
et s’était exclamée : « Les moutons ont disparu ! »
*
Le temps froid s’était
abattu sur la Gâtine. La campagne
semblait s’être figée, le vent ne bousculait plus les branches dénudées, les
oiseaux s’étaient tus, terrés dans leur nid. Les hommes, les doigts gourds,
avaient abandonné leurs outils et ne sarclaient plus la terre trop stérile.
Jehanne de Foulin avait quitté la bonne ville de Poitiers et s’était retirée à
Laleu depuis la mort de son mari
Pierre ; sa fille qui portait le
même prénom qu’elle, avait convolé depuis quelques années déjà. Cette femme
gracile qui, au premier regard semblait fragile, faisait, au contraire montre
d’une grande énergie. Elle réunissait autour d’elle ses gens, se préoccupant
davantage de leur sort que du sien, parcourant sans cesse les terres de son
domaine afin de s’enquérir des besoins des uns et des autres. Il n’était pas
rare de la voir cheminer jusqu’aux terres d’Oroux ou à l’inverse vers la
seigneurie de la Courtière, flanquée d’une bande de gamins rieurs à qui elle
contait des histoires d’antan.
Assise près de la haute
cheminée où flambaient de lourdes bûches, les genoux couverts d’une épaisse
couverture, Jehanne songeait que la fête de Noël approchait et que tout devait
être prêt pour fêter dignement la naissance du Seigneur. Elle serait seule
encore une fois, mais entourée de toute sa maisonnée. Elle frissonna malgré la chaleur émanant du foyer, puis se reprit écartant d’un geste machinal
la mèche blonde qui lui barrait le visage. De la cour lui venaient des bruits
familiers. Les pas traînants des vachers qui de leurs sabots heurtaient les
pierres ; les cris des bêtes, les piaillements des volailles ; des
rires d’enfants ou le grognement d’un valet mécontent. Seuls les moutons
demeuraient dehors, là-bas dans la grande prairie bordée de haies, protégés du
froid par leur épaisse toison. Avec des lattes de bois de châtaigner, on avait
élevé un bâti dans l’enclos. Il est rare
que ces animaux s’y réfugiassent, mais au moins on savait que si, l’un d’entre
eux s’y mettait à l’abri les autres suivaient. Afin de compenser la pauvreté de
la terre Jehanne avait fait venir des moutons et l’on s’était habitué à leurs
bêlements, à leur odeur de suint et surtout on avait profité de leur laine et
de leur chair.
Depuis que le gentil
frère François avait eu l’idée d’installer une mangeoire pleine de foin, un
bœuf et un âne afin de figurer l’étable dans laquelle l’Enfant Jésus était né,
on avait ajouté d’autres animaux et naturellement des moutons. Dans la paroisse
de la Ferrière, le curé, avec son aide, mettait en scène la nativité avec des
les habitants du village. Gilbert, son intendant, serait chargé de conduire les animaux et
surtout de les maintenir durant la veillée afin qu’ils ne perturbent pas trop
les chants. Jehanne leva la tête vers la fenêtre et, sortant de ses
songes, fut surprise de la voir obturée
par une épaisse couche blanche. Il neigeait. Depuis combien de temps ?
Les toits, comme la
cour, les bosquets et les haies étaient recouverts de ce tapis blanc, on ne
trouvait pas d’autre mot pour décrire cette étendue. La nuit tombait, il était
temps de se rendre à l’église. Gilbert avait déjà passé le licol autour du cou
du bœuf et de l’âne, il restait à attraper quelques moutons. Mais voilà,
ceux-là avaient disparu. On avait envoyé les pâtres dans la prairie sur le
devant, ils étaient rentrés, grelottant de froid et bredouilles. Plus de
troupeau, plus de moutons, la chose était incompréhensible. Jehanne, à son
tour, relevant ses robes, emmitouflée dans
une lourde couverture, alla à la recherche des moutons ! Trempée,
pataugeant, elle allait renoncer, lorsqu’elle entendit soudain, un faible
bêlement. Ah ! Ils n’étaient pas loin les moutons. Ils s’étaient enfouis
dans la haute haie déjà couverte de neige, leur pelage s’était confondu avec sa
blancheur. « C’est un miracle ! » s’était écrié le jeune Louis
qui accompagnait Jehanne. Elle sourit au jeune garçon et pour ne pas le
décevoir lui : « Oui, c’est un miracle. Nous nous en souviendrons
toujours ».
*
La voix du père a
retenti depuis le salon. Il est temps de se rendre à la messe de minuit, bien
qu’il soit huit heures. Mais auparavant, les plus jeunes, pour suivre une
longue tradition déposent chacun dans la crèche, un petit mouton qui avait été auparavant
dissimulé et qu’ils devaient découvrir. Jeanne lève la tête et regarde le
portrait de Jehanne ; on devine un agneau à ses côtés.