dimanche 28 février 2010

LETTRES DE LA JEANNE D'ARC VI


- BATAILLE NAVALE POUR DE FAUX -

« Bâtiment de guerre à bâbord, 20 nautiques ». Le veilleur, à l'extérieur, agrippé à ses jumelles ne quitte pas le « visiteur » des yeux tant qu’il n'aura pas été identifié. Le porte-hélicoptères Jeanne d’Arc, lourd de ses 12 000 tonnes file à quinze noeuds quelque part au large dans le golfe de Gascogne. Son étrave déchire les vagues et cueille des « baleines» ces paquets de mer qui recouvrent l'avant. Elle roule, La Jeanne et gîte jusqu'à 15 degrés. Sur la passerelle, le comman¬dant du bord, un capitaine de vaisseau, se maintient ferme dans son fauteuil. Il examine avec son état major les dépêches qui ne cessent de tomber. Le CGO, chef du groupement opération, un capitaine de frégate retourne derrière dans le CO, pour nous confidentiel, enfin, presque, nous pouvons bien l’avouer, au cours de la précédente escale, le « frégaton »* considérant que nous ne pouvions pas quitter le bord, idiot, nous l’a rapidement fait visiter. Le Centre opéra¬tion, bourré de « senseurs » est le « coeur du bâtiment ». Sans lui nous serions un cargo, dit un officier.
Le commandant en second, un autre capitaine de vaisseau fixe la silhouette du bâtiment qui s'est légèrement rapproché, Pas de doute, c'est bien la Galissonière (un escor¬teur d’escadre ASM). Elle est des nôtres. Pre¬nons contact par signaux optiques. La commu¬nication visuelle établie pour éviter les repéra¬ges radio les deux navires naviguent de con¬cert et poursuivent le dépistage des sous marins. Les longs bips caractéristiques du sonar ryth¬ment l'attente. Les Lynx de la 35 F, la flottille d'hélicoptères embarquée sur La Jeanne, sont prêts à décoller à 5 minutes. Leur sonar à lon¬gue portée, plongé à 130 mètres est capable de repérer n'importe quel contact sous ma¬rin. Tout est prêt pour « la guerre ».
L'exercice Suroît a commencé. L’escadre Atlantique française, des bâtiments espagnols, belges, portugais et britanniques au total une vingtaine d'unités se sont dispersés dans une zone définie sur les cartes par l'Etat major français et ses alliés au sein de l'OTAN. L'aviation française, américaine, hollandaise et britanni¬que participe également à ce déploiement. Bleu contre orange on ne dit plus rouge, détente oblige une longue tradition dans les exercices. Les côtes du pays Bleu sont menacées par des unités de surface et sous marines appartenant au pays Orange. Nous, les Bleus, connaissons nos positions. Notre premier travail est de rechercher celles de nos adversaires puis de les « marquer », autrement dit les pister, en sachant qu'ils sont agressifs. Il s'agit alors d'évaluer les moyens qu'ils pourraient utiliser et de se prépa¬rer à répliquer de la même manière. Une tacti¬que de légitime défense.

« Aujourd'hui les grandes puissance sont au mieux défensives, sinon répressives, jamais of¬fensives, au contraire des nations faibles. Une attitude générale réglée au millimètre près sur laquelle repose l'équilibre de la « détente ». On observe une certaine pusillanimité de l'action », commente un capitaine de vaisseau du cadre de réserve, avec lequel nous nous entretenons plus facilement, car, comme lui, nous observateurs. «Les exercices con¬sistent à mettre en jeu la légitime défense, mais cette notion est totalement inutilisable face à certaines armes ». Notre interlocuteur rappelle l'affaire du USS Starck frappé dans le golfe Persique par un Exocet lancé par un avion ira¬kien. «Dans cette zone d'insécurité, tous ses senseurs fonctionnaient. Il était prêt à parer à toute offensive. Un avion irakien s'approche de lui, pourquoi se méfier ? Un Exocet part. Que pouvait faire le Starck? » On sait comment a tourné l'alerte suivante à bord du Vincennes de la même marine US.
En attendant, nous slalomons. Les recherches sous marines se poursuivent. Les sonars captent de multiples échos « Nous en tenons un ! » Exci¬tation sur la passerelle. Fausse alerte, les sonars sont aussi sensibles aux baleines. La nuit avan¬ce, les visages se tirent un peu plus. Tôt dans la matinée, la Galissonnière identifie un sous-¬marin. Ordre est donné à la passerelle aéro de mettre un Lynx en décollage à cinq minutes ; nous cessons les émissions de sonar, puis quittons la zone. Nous sommes peut être une cible. L'exercice entre dans une phase active. Le Lynx décolle à bâbord. Premier objectif. classifier le contact. L'hélicoptère, mobile et de petite envergure échappe aux tirs éventuels des sous marins. Les renseignements qu'il transmet permettent d'identifier le submersible et de connaître son identi¬té. Les commentaires sont brefs, nous prenons des notes.

samedi 27 février 2010

LETTRES DE LA JEANNE D'ARC V


- LE FAUTEUIL DU PACHA -
Les crêtes des vagues couvertes d’écume, montent de plus en plus haut ; le ciel n’est pas encore trop bas. L’approche du golfe de Gascogne répond à ce que l’on attend ou redoute d’elle. Les Espagnols le nomment « mer Cantabrique » et les Basques « Bizkaiako Golkoa ». La grande houle que l’on redoutait, s’en est, finalement, allée. Les prochains exercices seront moins rudes à suivre. Mais gare, cela nous rappelle les premières pages de la Nuit en mer de Claude Farrère : « Coup d’œil sur le ciel et la mer. La mer est plate, le ciel est clair. Des nuages assez nombreux qui flottent très haut. L’horizon net ». Le temps se maintient, c’est essentiel. Dans le récit de Farrère, il ne se maintint pas.

Dans le bureau de la Poste, on s’affaire encore afin de préparer la distribution du courrier. Quarante sacs, comme à chaque escale, sont partis en avion vers Paris Naval ; autant ont été déposés en échange. Dans le lot, le 162e lettre destinée à l’un des matelots du bord. Un record. Le premier maître exhibe un retour de lettre recommandée. Elle était adressée à un inconnu. Le procédé est connu des collectionneurs. Un premier tampon d’oblitération orné de la flamme de la Jeanne, sera doublé par un autre pour le retour. « Voulez-vous savoir combien de lettres ont transité sur la Jeanne », me demande l’officier marinier postier ? « Pas tout à fait 130 000. Les paquets : plus de 3 500, tout ceci pour un poids de 2 240 kg. » Des statistiques qui le comblent de satisfaction. Son poste de combat à lui, c’est l’agence postale. Il a de quoi faire, avec les huit boîtes réparties sur le bord, le courrier à classer et à distribuer, la réception des commandes de collectionneurs. Il est aussi un peu la mémoire des escales, grâce aux cartes et aux timbres, et surtout aux aventures liées à ses relations avec les postes locales. « Tenez, à Cochin, il n’y avait de véhicule disponible ; j’ai du tout faire en taxi. Une vraie galère. A Sidney, ce ne fut pas facile non plus. J’ai du suivre le wagon postal durant 30 km, car les Australiens désinfectaient systématiquement les conteneur du courrier. Je regrette Pondichéry, nous n’y sommes pas restés longtemps ; tout le monde nous invitait spontanément. Vous le voyez, à chaque escale, c’est l’aventure, on ne sait quelle sera notre rencontre. A Hong Kong, nous avions 52 sacs. Nous avons du effectuer une dizaine d’allers et retours entre l’ambassade et le bord. »
Sur la passerelle, le « pacha », installé dans son fauteuil, devise avec le commandant en second. Il est le seul à avoir l’usage de ce siège, quiconque tenterait de s’y asseoir serait condamné pour crime de lèse-majesté. A notre connaissance, faute de délinquant, aucune instruction n’a été ouverte en conséquence. Un matelot est monté afin de prendre des photos, il y a accès comme tous le personnel du bord. Certains n’ont jamais la curiosité d’y effectuer une petite visite. Ils vivent au rythme des quarts ; il arrive que des matelots logeant dans le même poste, ne se voient pas durant trois jours. « Si on ne cherche pas aller à la rencontre des autres, on ne voit personne », confie l’un des membres de l’équipage. « Au bout de six mois de campagne, j’ai découvert un officier marinier que je ne connaissais pas. Il est vrai qu’il est mécanicien et vit dans les entrailles du bâtiment. Mais quand même…En fait, chacun se trouve un dérivatif à ses activités, afin de durer, comme l’on dit ici. »
Dans les postes des élèves officiers, l’ambiance est différente. La fonction les sépare du reste de l’équipage, et l’on se sent encore un peu guindé sur le bâtiment. Les échanges se font davantage en fonction des intérêts culturels des uns et des autres. Aux escales, on rêve certes, mais on regarde comment vivent les populations. « Nous prenons l’atmosphère » dit cet enseigne de vaisseau de 2e classe. « Nous voyons tellement d’horreurs, que les tribulations politiques nous semblent dépassées. Nous sommes de plus en plus appelés à servir dans des situations de crise. Le marin n’est plus un serviteur d’armes, il doit connaître les civilisations. Et quoiqu’on dise, nous sommes fiers de représenter la France ». Le pacha auquel je rapporte ces propos, cite, en guise de réponse, cette phrase de Saint-Exupéry : « Je suis lié à mes frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous ». La Jeanne est un foyer de pudeur ; les uns et les autres ont du respect pour chacun, pour une raison toute simple, on y vit sans cesse les uns sur les autres.
L’avertisseur retentit. Alerte ! Encore un exercice. Les coursives se remplissent d’hommes pressés.

vendredi 26 février 2010

LETTRES DE "LA JEANNE D'ARC" IV


- LA JEANNE CHANTE -

Soudain, un appel pressant, traverse les haut-parleurs, diffusés dans tout le bord : « Attention çà va rouler ! » L’annonce n’est pas terminée que je vois tous mes papiers et livres glisser sur la table et rejoindre sur le sol. Un fauteuil file tout seul dans l’autre sens. Un énorme vacarme retentit dans tout le bord. Les mers traversées ont été si calmes, que nul n’a réellement songé à bien arrimer ses paquets et autres effets. Résultat, il faut tout ramasser. Le bâtiment gémit. Depuis Gibraltar, la mer s'est creusée. On gîte à 15° ; dans les coursives des sil¬houettes avancent obliques… Bien à l’abri, sur la passerelle, nous suivons le mouvement du bâtiment, dont l’étrave déchire les vagues et cueille des baleines, ces paquets de mers qui recouvrent l’avant.
Le temps s'est calmé. Dans les carrés, les maîtres d'hôtel ont retiré les « violons » destinés à maintenir les assiettes et couverts. Qui a déjà vu le film de ce soir ? Sur la passerelle, l'officier de quart saisit son sextant, pour le geste. Vénus vient d'ap¬paraître. Un midship reporte à l'aide d'un compas, notre position sur une carte. En bas, der¬rière les rideaux tirés, sur sa bannette, un matelot relit son courrier. Difficile de vraiment s'isoler. Pour les offi¬ciers, c’est plus facile, il suffit de tirer la porte de sa chambre. « Nous ne sommes pas des moines soldats, insiste le commandant en second. Nous cultivons notre jardin secret et reconstituons notre univers. » Cha¬cun à sa manière, hors du temps de service. Mais, au moment où l'on ne s'y attend pas: coup de klaxon. Poste de combat. Précipita¬tion dans tout le bord. Chacun connaît sa place, son rôle. Deux, trois minutes pour y parvenir. Klaxon encore : alarme de sécurité. Nouvelle préci¬pitation : incendie dans la cafétéria équipage, six blessés... drôle de drame. L'exercice constant en¬traîne le personnel et teste ses réflexes. Les exercices de sécurité se succèdent. Des « ron¬diers » ne cessent de visiter chacun des 900 locaux du bord. Le calme est revenu. Soudain, une mélodie insolite retentit. Sur les passavants, un midship sonne, dans sa trompe de chasse, des fanfares. Le chuintement des vagues le long de la coque pourrait remplacer les voix d’une meute.
Une escale est prévue à Lisbonne. L'eau commence à bouillir dans la casserole en cuivre. Le matelot achève de tailler dans la « mas¬se ». Il relève la tête, l'air ravi et exhibe son chef d'oeuvre: une petite Jeanne- d'Arc sculptée dans une pomme de terre. Le bâtiment miniature pourrait-il flotter ? Le commandant amusé par le savoir-faire de son cuisinier lui en a deman¬dé quatorze pour le dîner. Faites le compte, un quart d'heure par légume, le garçon y a passé tout son après midi. A sa manière le « cuistot du pacha », choisi parmi les meilleurs, participe pour une grande part au rôle de représentation de la Jeanne d’arc. Un dîner au château cela compte, surtout en escale. 1.400 personnes auront été ainsi hono¬rées durant les six mois de campagne. A 12 heures pile, les invités se présentent à la coupée. Salut, coup de sifflet « sur le bord », hymnes nationaux pour hautes personnalités et con¬duite vers les appartements du commandant, un confortable quatre pièces décorées à son goût.
On en reconnaît l’entrée grâce à une hallebarde fixée devant la porte. Cet insigne qui n’est pas règlementaire, marque généralement la présence des amiraux. L’un d’eux, il y a quelques années, jaloux de ses prérogatives tenta de faire ôter la hallebarde du pacha de la Jeanne. Il oubliait qu’elle est aussi une sorte d’ambassadeur de la France. Les invités se montrent un peu intimidés. Quels sont les usages de cet étrange monde qui les accueille ? Champagne, présentation du plan de table par l'un des maîtres d'hôtel. L’ambassadeur de France préside, le commandant vice-préside. C’est comme cela, le protocole doit être impeccable. En cas de présence d’un ministre, on décale. Pendant que les hôtes découpent un bar à l'armoricaine, une mélodie s'élève derrière un rideau. Le maître de céans possède son orchestre particulier. Un quatuor joue dans les grandes occasions, un piano seul pour les autres. La «Jeanne» est le seul bâti¬ment de la «Royale» à embarquer un détache¬ment de la « musique des équipages de la Flot¬te ». Il est composé de dix-neuf musiciens dont deux pianistes. Ils sont présents aux accostages, appareillages, durant les cocktails et connaissent les hymnes de toutes les nations visitées. Qui a dit que la Jeanne chantait ?

jeudi 25 février 2010

LE COQ MARIN (humeur) - Des records ridicules

Vers la fin de l’année, les maisons de ventes publiques publient leur bilan. Ce qui est bien naturel. Ils sont tous, sans exception, présentés avec des commentaires triomphants. Le marché de l’art ne se porte jamais mal. On parle de crise, il est malaisé de faire autrement, mais chaque maison, est individuellement la meilleure. Les communiqués donnant les résultats des ventes, annoncent par exemple que 90% en volume des lots ont été vendus. Ce qui ne signifie pas que la grande majorité des lots proposés à la vente a trouvé preneur, mais que le chiffre d’affaires global estimé de tous les lots a atteint ce pourcentage. Nuance. Il est rare que l’on lise, 40 % des lots vendus. N’oublions pas que dans le terme « marché de l’art », il y a le mot marché et que tout ceci est du commerce et qu’il convient de se présenter sous le meilleur jour. Cela frise parfois le ridicule. Une mode nouvelle dans les annonces de résultats de vente, indique que tel ou tel objet, ou tableau a enregistré un « record mondial » faisant ainsi passer les objets d’art au rang des sportifs. La formule « meilleur prix pour une œuvre de l’artiste » semble sans doute peu valorisante. Il n’est par ailleurs, pas un meuble, un objet ou un livre qui ne soit pas « rare ».L’exagération est de mise et perd tous les effets escomptés. Certains commissaires-priseurs se vantent aussi d’être les meilleurs car ils ont adjugé plusieurs millions d’euros un tableau ou une commode « rare et exceptionnelle ». Sans le dépôt de ladite commode dans leur étude ou leur bureau, ils n’auraient jamais vendus l’objet. Laissons-là ces aspects du langage commercial des ventes publiques et penchions-nous davantage sur les objets eux-mêmes dont l’histoire nous séduit.

LETTRES DE "LA JEANNE D'ARC" III




- LE ROCHER DANS LA BRUME -

Gibraltar est dans la brume ; la pointe du rocher se dessine vaguement entre quelques éclaircies. A bâbord, les côtes africaines sont tout aussi à demi noyées dans un rideau opaque. Sur la passerelle, les conversations se poursuivent à mi-voix, tandis que l’officier de quart veille à la bonne route. « Gibraltar est grand, lance un corvettard (1). Il y a de la place ; je suis monté pour le plaisir de voir ce détroit qui sépare deux continents ». La « Jeanne » progresse à vitesse réduite. Chacun y va de ses souvenirs. « J’étais à bord du « Colbert », raconte l’un, comme s’il récitait un rapport. A tribord, un pétrolier. Soudain, il oblique vers moi. Avarie de barre. Un autre derrière. J’étais à 25 nœuds ; je suis passé entre les deux ». La brume n’a pas quitté le rocher ; ses grandes plaques de béton destinées à recevoir l’eau des pluies, marquent définitivement notre retour.

La route est dégagée, le pacha lance un ordre : « machine avant 39 tours », c'est-à-dire vitesse à 16 nœuds. Nous avions 4 nœuds de retard provoqués par un courant important. Plutôt que d’attendre la fin de la journée plus propice à cette manœuvre, nous tentons de rattraper ce retard en deux heures.
7 h. 30, un clairon son¬ne le branle bas devant un micro. Pondich, le chiot du commandant hurle à la mort. 8 h. 30 poste de propreté. Les officiers élèves se dirigent vers la salle de conférences, rue des Ecoles. Là aussi c'est la rentrée des classes. Encore un examen. La Jeanne est une petite ville avec ses coursives baptisées de noms de rue. Des sens interdits ou des flèches marquent les escaliers entre la place Pigalle ou celle des Cocotiers. Comme à Paris, certains quartiers sont plus chics que d'autres. Le commandant « ha¬bite » rue du Faubourg Saint Honoré dans un appartement digne de sa fonction. On l’appelle le château. Le matelot descend rue du Paradis dans un poste qu'il partage avec une cinquantaine parfois plus de ses semblables sur des bannettes superposées.
Plus en monte on grade, plus on gagne en con¬fort. « C'est stimulant, dit un officier marinier, il serait dommage que nous ayons tout, tout de suite. On ne ferait pas un effort pour progresser.» Le bâtiment de guerre est un espace cloisonné et hié¬rarchisé. Un moyen indispensable pour assurer sa sécurité, un système qui laisse chacun à son poste et à son rang, comme le maillon d'une chaîne, « Nous sommes des marins dans une boîte de conserves », lance le commandant en second, un capitaine de vaisseau. Chacun doit y mettre du sien et oublier ses états d'âme. Seule recette pour maintenir la cohabitation.
Véritable agglomération souterraine à la surface de l'eau, la Jeanne accueille tous les corps de métiers. Tiens! Le cuisinier du « Pacha » descend vers la cambuse, un papier à la main. Il donne sa liste au major responsable qui remplit son panier. Pendant ce temps une brigade de la cuisine fait monter une partie des quelque 2,5 tonnes de nour¬ritures quotidiennes nécessaires aux repas de l'équi¬page. Les cuistots sont sur le feu, depuis quatre heures le matin. Le premier déjeuner pour la demi¬bordée prenant le quart à midi est servi à 11 heures. Les boulangers ont achevé la cuisson des pains et sorti du four les croissants réservés aux officiers. Chacun remplit son office.
En bas, le tailleur coud son 1200e galon de la campagne. Les postiers annoncent de meilleurs chiffres: 140 000 lettres enregistrées à l’arrivée. Très important le courrier, c'est l’équilibre du marin. Le major postier, le doyen du bord, en est à sa cinquième campagne sur une Jeanne, la première était sur le croiseur, comme le commandant et le commandant en second. Il doit répondre aux innombrables lettres des philatélistes intéressés par les flammes du navire école. Il tamponne aussi volontiers pour le souvenir les carnets de bord personnels des matelots. La coopérative n'ouvre qu'à 5 heures. Bonjour Monsieur l'aumônier!
L'abbé est partout à la fois, il pousse la porte de l'hôpital. « Chico », l’aspirant dentiste a décidément trop de travail, le chirurgien n'a « fait » que 4 appendicites durant la campagne. Assis sur les ban¬quettes quelques uns attendent la visite. Les lits suspendus de l'infirmerie sont bien tentants. Les appels et les ordres ne cessent pourtant de résonner dans les haut parleurs. Une feuille de service détaille les activités de la journée, y compris les numéros des tenues réglementaires très impor¬tant on passe son temps à se changer. (à suivre)

(1) capitaine de corvette (quatre galons) en argot naval.

jeudi 18 février 2010

LETTRES DE "LA JEANNE D'ARC" II


- UN CARRÉ POUR FAIRE CERCLE -

L’aviso escorteur Commandant Bourdais gagne du terrain. Son étrave écrase les vagues puis se soulève avant de plonger à nouveau dans une déchirure d'écume. Sur le pont du porte hélicoptè¬res Jeanne d'Arc, tout est prêt pour le RAM, le ravitaillement à la mer. Sous la conduite d'un bos¬co (1) les hommes casqués et revêtus d'un gilet de sauvetage maintiennent les longs bouts. Les timoniers dialoguent à l'aide de leurs pavillons. Les deux bâtiments séparés par 30 mètres seulement, naviguent désormais en parallèle à la même vitesse de 15 noeuds. Une détonation, un filin jaillit saisi par les hommes du Bourdais. Le long tuyau de caoutchouc commence sa traversée. Le sifflet du bosco rythme la manoeuvre. Branche¬ments. La Jeanne abreuve sa « conserve ». Un vrai spectacle et en musique, l’orchestre ne cessera de jouer des marches durant toute la manoeuvre.
Chaque année, le navire école de la marine nationale française emporte dans un tour du mon¬de de six mois, sa cargaison d'hommes. 868 cette année dont 146 officiers élèves et 7 femmes (2). Ces dernières ont bénéficié d'un embarquement expéri¬mental à la suite d'une décision prise par Charles Hernu, ministre de la Défense. Pour sa vingt¬-quatrième campagne, La Jeanne d’Arc a longé le continent asiatique et frôlé le Pacifique. Au total environ 30 000 nautiques, une fois et demie la circonférence de la terre. De Cochin, en Inde, à Djakarta, en passant par Hong Kong et Sidney escale imprévue jusqu'à Manille et pour finir Venise où elle n'était pas venue depuis vingt ans elle a comblé d'images son équipage.
Sur le pont d'envol, l’après-midi, dès cinq heures, une noria de coureurs, tourne autour des hélicos aux hélices repliées que nous comparons, faute d'autres images, à de grosses mouches endormies. Tee shirts multicolores aux origines les plus diverses, se mouillent de sueur. Des grappes successives se forment et se démêlent, doublant les moins rapides. Cela ne se distingue pas réellement, la piste est trop courte. Au centre, un fusilier, transformé en moniteur, conduit la gym. Elle dure une heure ; près de deux cents bonshommes, plus deux femmes, se donnent à fond dans le mouvement. Durant ce temps, les équipes de garde briquent les lynx et les frottent sans s'occuper de la foule qui s'agite ainsi.
Les dîners sont servis tôt. Auparavant, dans le carré, « espace vaguement rectangulaire où les officiers…font cercle », selon le mot de l’officier en chef des équipages Jacques Tupet (3), les uns et les autres se retrouvent et, s’ils ne commentent pas les derniers évènements du bord, évoquent, éventuellement, les informations venues de l’extérieur. A bord de la Jeanne, chacun est compartimenté selon son grade. Le Pacha dispose de ses propres appartements, il reçoit donc, dans son salon, les officiers supérieurs ont leur propre carré, comme les officiers subalternes. Dans la hiérarchie, les officiers mariniers supérieurs sont également séparés des officiers mariniers subalternes, quant à l’équipage composé des matelots et des quartiers-maîtres, ils se retrouvent dans la cafétéria, salle à tout faire y compris à se restaurer.
Ce soir, dimanche, concert. Posés contre un rideau orange, dissimulant l'autel sur lequel a célébré la messe, le matin même, les musiciens marins accordent leurs instruments. Le dernier concert de "band" de la campagne, commence dans la salle de conférence, qui sert, décidément à tous les usages. Elle est pleine ; matelots, officiers mariniers et officiers, mélangés sur les bancs, plaisantent et s'interpellent, puis se taisent pour écouter des arrangements autour de Gilbert Bécaud et de George Gershwin. Trompettes, tuba et clarinettes s’harmonisent dans des airs familiers. Un capitaine de frégate, assis sur son banc, suit la musique comme s’il était dans l’arène de Nîmes. Soudain, s’élèvent la mélodie de Porgy and Beth. Cette saga américaine sonne un peu trop sérieuse. On s’attendrait à ce que les auditeurs sautillent ou dansent sur leur siège. Gershwin serait-il trop classique ? Il fallait attendre le second morceau et Duke Ellington pour réveiller tout ce petit monde.
Dans les coursives, baignées par une lumière rouge tamisée, simulant la nuit, chacun se faufile vers sa chambre ou son poste. Les hommes de quart veillent.


(1)l'Officier Marinier (sous officier dans la marine), le plus gradé dans la spécialité de la manœuvre.
(2) En 1988.
(3) Tournures et parlures de la marine, illustré par Max-Pierre Moulin, ACORAM (Association centrale des officiers de réserve de l’armée de mer)/ Ed. du Gerfaut, 175 p.

mercredi 17 février 2010

LETTRES DE LA "JEANNE D'ARC" I



- LA JEANNE D’ARC ET LES DOGES -

J'ai eu la chance d'embarquer à plusieurs reprises à bord du PH Jeanne d'Arc. j'ai participé à la fin de la campagne 1988, depuis Venise jusqu'à Brest.


Du pont de l'Académia, le Grand Canal s'ouvre sur ce qui pourrait être une petite baie longée par la Riva degli Schiavoni. La Jeanne d'Arc, le porte-hélicoptères, navire-école de la Marine nationale, y est amarrée à la hauteur de l'Arsenal. Elle domine de toute sa hauteur l’hôtel qui lui fait face. Les galères vénitiennes, même palamente (1) levée, n’auraient pu rivaliser avec sa hauteur. Seul peut-être le Campanile pourrait s’incliner devant le bâtiment de guerre.
La nuit, à bord, est bruyante et le sommeil se rompt au même rythme que celui des machines. Le branle-bas sonné par un clairon, me jette hors de ma bannette. Il convient de s'y habituer ; je ne suis pas encore familier de la "maison". Sur le pont, l'équipage, aligné au poste de bande, décore le bâtiment, tandis que la musique de la flotte joue "Ce n’est qu'un au revoir". La Jeanne s'éloigne lentement du quai. Quitter Venise, à son bord frise l’élégance. Cela aurait plus à Paul Morand. Des mains s'agitent. Le Campanile s'affaisse derrière un nuage de fumée ; une manière pour le navire de guerre de prendre sa revanche ! De la passerelle, nous dominons la cité des Doges. Un adieu au Lion juché sur sa colonne, et le navire croise la proue de l’île S.Gorgio Maggiore avant de gagner le large suivi de sa conserve fidèle. Nous aurions un regret, celui de ne pas avoir été à bord de celle-là, afin de contempler la Jeanne dans toute sa splendeur vénitienne.
Sur le pont d’envol, la présentation des officiers à l'amiral, les ramène au rang de potaches. Ils se tiennent droit, tenant une distance règlementaire entre eux et regardent, lorsqu'il les interroge, dans les yeux l'officier général. Ce qui leur évite de remarquer que l'amiral a perdu une étoile, sur son épaulette.
Le silence règne dans l'ombre compète sur la passerelle. On ne reconnaît personne, sinon les voix. Les deux veilleurs, à l'extérieur, dans leur nacelle de fer, guettent la surface de l'eau, à peine éclairée par quelques crêtes bordées d'écume. Il est loin le temps où le guetteur était oublié, perdu dans la mâture des voiliers jusqu'à ce qu'il se mette à crier ce mot magique : "Terre !" Les deux midships, sans songer cette image, sans cesse répétée dans des films convenus, surveillent l'affluence sur la mer, en consultant les radars. Nous sommes au large des côtes italiennes, au bas de la botte. Nous distinguons, à quarante kilomètres, les lumières de villes. Un peu de vent s'est levé, il s'agit de corriger la route. Derrière, le barreur tire légèrement sur sa manette. Ce matin, peu après sept heures, au moment où l'amiral quitte le bord, nous voyons fumer l'Etna. Calme Adriatique, elle ressemble à un lac ; nous glissions sur cette surface limpide et bleue.
Le détroit de Messine fait songer à un canal, il ne manque qu’une écluse. Les uns et les autres ont rédigé qui une lettre, qui une ou plusieurs cartes postales, et les ont glissées, avec pièces et billets, dans une bouteille afin de la jeter à l'eau. Le Pacha sacrifie lui-même à cette tradition. Des pêchous siciliens iront les ramasser et poster les lettres, une fois revenus à terre. Dans le sillage de la Jeanne, nous voyons, ces bouteilles à la mer, se bousculer dans ses remous.
Des fumerolles s’échappent discrètement des pentes du Stromboli. En éruption permanente depuis 3000 ans, il constituait un repère pour les navigateurs de l’Antiquité. Il offre, aujourd’hui, un spectacle, presque tranquille, à tout le personnel de bord qui a le loisir de se pencher sur les rambardes des passavants. Songent-ils ces hommes qu’ils naviguent sur « un pétard ambulant », selon le mot du CSI, chef du service intérieur, un capitaine de frégate : 6 rampes de missiles MM 38 Exocet, 4 tourelles de 100 mm avec le stock de munition, le gaz oil. Justement, à la machine, les mécaniciens en combinaison bleue, veillent sur les chaudières. La pression de la vapeur est à 45 bars. C'est là, « rue du chaud » où on « morfle » le plus. Un raclement suivi d'un coup sourd provient du pont. Les « aéros » sortent un hélico du hangar. Des silhouettes s'af¬fairent autour de l'appareil hissé par l'ascenseur. Les tenues en amiante de l'équipe de sécurité se reflètent dans la vitre bombée de l'Alouette 111. Au signal du « chien jaune », le directeur du pont, elle se tend sur ses pattes et file vers tribord en direction du Commandant Bourdais. Opération, hélitreuillage de matériel. Routine.

(1) L’ensemble des rames

dimanche 14 février 2010

La Caravage à Malte

Fermons les yeux un instant et imaginons que nous sommes sur le port de Naples, tout au début du XVIIe siècle. Un personnage dont on ne peu oublier le visage tellement il est empreint d’une force dont on ne sait si elle est malfaisante ou apaisante, embarque à bord d’une galère de Malte.
Notre passager regarde de tous ses yeux comme nous le faisons, mais lui avec davantage d’acuité. Il est peintre, célèbre et… fuyard. Il se nomme Michelangelo Merisi da Caravaggio. Rien n’aurait pu laisser deviner que ce personnage, âgé de trente-quatre ans, se rende sur cette île fortifiée, poste avancé de la chrétienté face au monde musulman, afin de recevoir la croix de chevalier de Saint-Jean de Jérusalem.

Les début du Caravage en Italie

Avant de suivre les traces du Caravage à Malte, revenons en arrière, sur la carrière de cet artiste qui a révolutionné la manière de peindre. Pour commencer, sachons que Michelangelo Merisi est bien né à Milan, le 30 septembre 1571, et non à Caravaggio trois ans plus tard comme on le lit parfois. Des incertitudes sur les lieux et les dates du Caravage ont contribué, avant même sa mort (en 1610), à forger sa légende de peintre maudit et génial, au comportement violent et imprévisible.

Caravaggio est la petite ville lombarde d’où sont originaires les Merisi ; début 1577 ils s’y réfugient pour fuir la peste. Le surnom, lui-même, de Caravaggio (Caravage en français) ressemble à un talisman, tout au long de sa vie, en effet, Merisi trouve protection et refuge auprès des membres de la famille de la marquise de Caravaggio, veuve de Francesco Sforza et née Colonna. Gérard-Julien Salvy, le dernier biographe de Merisi, écrit qu’il ne cesse de se nourrir de la peinture lombarde du XVIe siècle, « née et élaborée sous des ciels souvent lumineux, mais riches en pluie aux couleurs émaillées… ».
Ainsi, tout en affirmant une volonté tenace de renouveau et de réinvention, Michelangelo a toujours gardé son « œil lombard ». Il s’est toujours souvenu des perspectives, des raccourcis, des cadrages serrés, des « peintures de nuit et de feu » disait Vasari, et aussi des personnages rustiques et… c’est un détail, mais il a son importance : une table, souvent, au premier plan pour donner de la profondeur au tableau.. Des six années que Michelangelo passe à Caravaggio avant de regagner Milan vers 1583, on sait peu de chose.

Les années 1583-1584 marquent le début de la vie active du Caravage (Rappelons qu’il a seulement 12-13 ans). C’est le départ pour Milan chez le peintre Simone Peterzano, avec la signature d’un contrat d’apprentissage pour une durée de quatre ans. Peterzano (né à Bergame vers 1540 et mort à Milan en 1596) est considéré comme l’un des meilleurs représentants du maniérisme lombard tardif un peu chaotique mais à l’époque où Michelangelo entre dans son atelier Peterzano vient d’adopter un style plus dépouillé et plus austère et il est très réputé pour la qualité de ses dessins. Michelangelo se perfectionne d’abord dans l’art du dessin où il excellait (on sait que Le Caravage peindra ses toiles futures directement sans les dessiner…mais c’est, justement, son grand génie du dessin qui lui permet d’aller droit au but, sans préparation). Chez Peterzano il apprend aussi le maniement de modèles en bois, en cire ou en grès afin d’ordonner les compositions et d’étudier la lumière et les ombres. En 1588, comme prévu, Merisi quitte l’atelier de Peterzano. Il retourne à Caravaggio vers sa mère, mais elle meurt en 1590. Deux ans plus tard, il s’installe à Rome. Sa réputation de « peintre-bandit », « ange et démon » se répand dans tous les milieux, mais la haute noblesse ecclésiastique est touchée par ce personnage pétri de sentiment religieux et le protège autant que possible.
Elle avait compris que ce jeune provincial inconnu jusqu’à maintenant allait, grâce à un mélange étonnant entre le sacré et le profane, offrir à la chrétienté catholique des chefs-d’œuvre. Brouilles, chahuts, rixes, plaintes pour diffamation, nuits en prison, succèdent aux périodes créatives et aux nuits fébriles devant la toile.

Mais il fait un triomphe à Rome. Si l’on contemple la Madone des pèlerins, toujours dans l’église Saint-Augustin à Rome, deux éléments picturaux avaient de quoi surprendre les contemporains et enthousiasmer les plus érudits d’entre-eux. La Vierge est représentée comme une simple paysanne devant un portail, touchant presque des pèlerins dépenaillés et aux pieds sales. « En fait, le sujet central exploré par le Caravage au long de sa brève carrière, c’est la métamorphose de la vie quotidienne en une dimension sacrée ; quotidienneté qui, à l’opposé des natures mortes, bientôt abandonnées […] demeurera omniprésente jusqu’aux derniers temps de cette aventure esthétique qui prit la forme d’une révolution permanente », constate Gérard-Julien Salvy, donnant ainsi la clef permettant de le comprendre « …parvenu à ce même degré de perfection que ce monstre d’intelligence et de naturel, sans autre précepte, doctrine, étude que la seule puissance de son génie ». Comme le soulignait Vincente Carducho dans son Diálogos de la pintura publié en 1633, le Caravage, par des raccourcis foudroyants allait à l’essentiel et « rendait compréhensible aux plus humbles, dans leur quotidienneté la plus prosaïque, la dimension irréversible et inéluctablement préalable du tragique événement. » Ce qui laisse entendre qu’il servit son Église et sa foi, ce qui était bien naturel. Remarquons toutefois que vivant à l’époque de la Contre-réforme, sa culture ne pouvait qu’être celle de la Contre-réforme.

Le Caravage : une vie tumultueuse

Mais les évènements se précipitent : nous sommes le 28 mai 1606, Le Caravage tue en duel Ranuccio Tomassoni, dont le frère Gianfrancesco Tomassoni venait de le blesser sur le jeu de paume. Le 16 juillet condamné à mort par contumace, il s’enfuit de Rome. Il trouve asile à Paliano, dans le sud du Latium, chez le duc Muzio Sforza Colonna. On peut voir ses tableaux, notamment, à La Galerie Borghese, au Capitole, à la Galerie Pamphili, au Palazzo Barberini, à l’Eglise Saint Louis des Français et Sainte Marie du Peuple.
A l’automne il s’installe à Naples, où l’on peut voir ses œuvres, notamment, à La Chapelle du Pio Monte della Misericordia et à Capodimonte. Puis en juillet 1607, il s’embarque pour Malte sur une galère de l’escadre commandée par Fabrizio Sforza.

Le Caravage à Malte : les raisons du voyage

On se perd toujours en conjoncture sur les raisons qui ont poussé le Caravage à se rendre à Malte. Car enfin on voit mal cet artiste fantasque, incontrôlable, un peu voyou devenir peintre de cours. La version la plus courante laisse entendre qu’il songeait que l’obtention de la croix de chevalier lui permettrait d’être protégé sinon lavé de la mort en duel de Ranuccio Tomassoni. Nous pensons en fait, avec Gérard Julien Salvy que le Caravage ne l’avait pas vraiment envisagé. Il semblerait qu’il y fut poussé par ses protecteurs les Sforza Colonna. C’est d’ailleurs à bord de la galère commandée par Fabrizio Sforza, ancien grand prieur à Venise que parvint le Caravage à Malte, le 12 juillet 1607.
D’autre part parmi les membres de la fondation Pio Monte della Misericordia, ils s’en trouvaient qui étaient liés à l’ordre de Malte et au grand maître Alof de Wignacourt. Citons encore le commandeur Ippolito Malaspina qui avait connu l’artiste à Rome, et recommanda sans doute le Caravage au dit grand maître. Celui-ci voyait d’un très bon œil l’arrivée du peintre dont la renommée était grande. Il allait pouvoir s’attacher un artiste à son service et l’associer à sa gloire. Que le Caravage ait vu là un moyen d’être protégé des foudres des tribunaux romains – il était tout de même condamné à mort par contumace – et aussi d’acquérir un prestige nouveau grâce à la qualité de chevalier, tout en étant commanditaire du très riche ordre de Saint-Jean, doit entrer en ligne de compte.

Il pourrait paraître surprenant qu’un homme accusé de meurtre et condamné puisse ainsi être admis dans l’Ordre. Si le grand Maître était souverain sur l’île, il était aussi chef d’un ordre religieux et par conséquent redevable de ses actions auprès du Souverain Pontife. Le grand Maître étant déterminé à conserver auprès de lui le Caravage, lui offrit en effet la croix de chevalier d’obédience magistrale, une distinction purement honorifique. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem pour être « de justice », c’est-à dire de droit, devant en effet apporter la preuve que chacun de leurs huit bisaïeux était en possession d’un principe de noblesse héréditaire. Ce qui n’était pas le cas de Michelangelo Merisi. Nous savons que le grand maître Wignacourt envoya le 29 décembre 1607, une lettre de créance, à l’ambassadeur de l’Ordre à Rome, frà Francesco Lomellini afin de solliciter auprès du pape Paul V, un bref pontifical l’autorisation de recevoir une « Personne de grand talent […] personne par nous bien considérée et sans obligation de preuve ». Le grand maître évoque le cas juridique de la personne en question mais se garde bien, sur le conseil du cardinal Scipione Borghese, de prononcer de nom du Caravage. Le document d’autorisation est daté du 15 février 1608. Trois semaines seulement après la demande. Michelangelo Merisi Caravaggio fut armé et reçu dans l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem à la mi-juillet 1608. Désormais il ne pourrait quitter Malte, sans le consentement du grand Maître.

Michelangelo ne demeura à Malte que quelques mois, de juillet 1607 à décembre 1608, avec une interruption de sept mois. La première année sur l’île fut sans doute meilleure qu’il l’avait pensée, assure Keith Sciberras, l’auteur d’une monographie consacrée au Caravage à Malte. Pour commencer il avait reçu de frà Ippolito Malaspina, la commande d’un portrait de Saint Jérôme destiné à la chapelle de la Langue d’Italie, dans l’église conventuelle des chevaliers, l’église Saint-Jean. Cette toile est aujourd’hui exposée dans l’Oratoire de l’ancienne église conventuelle devenue co-cathédrale de La Valette. On remarquera en bas à droite, des armoiries qui sont celles de Malaspina. « Saint-Jérôme » a été volé le 29 décembre 1985, puis retrouvée et restaurée. Afin de bien marquer le lieu où elle était destinée, on a placé dans la chapelle de la Langue d’Italie, une copie. On a souvent souligné la ressemblance de saint Jérôme avec le portrait du grand maître Wignacourt que devait réaliser plus tard le Caravage. Comme le souligne Catherine Puglisi, auteur d’une monographie sur le Caravage : « Cette analogie flatteuse entre le Père de l’Église et le grand Maître, chef religieux et militaire, ne pouvait que favoriser un accueil bienveillant de la part de ce dernier ». Durant cette période, donc de juillet à septembre 1607, Le Caravage résida au palais Malaspina sur le bastion Salvatore à La Valette qui se trouve dans la partie gauche de la ville et donne sur le port de Marsamxett, en face du fort Manoël.

Après quoi, le Caravage regagna Naples où il acheva la Madone du Rosaire et la décoration d’une chapelle dans l’église Sant’Anna dei Lombardi. Il retourna à Malte, en avril 1608 et commença le portrait du grand Maître Alof de Wignacourt que nous pouvons voir au Louvre à Paris. Ce tableau parvint, on ne sait comment à Paris, au milieu du XVIIème siècle dans l’hôtel de Roger du Plessis duc de Liancourt, rue de Seine, avant d’entrer dans les collections de Louis XIV, en 1670. Et donc, l’année de délai de résidence théoriquement écoulé, Michelangelo Merisi entra dans l’Ordre, le 14 juillet 1608. A-t-il résidé comme il aurait été naturel dans l’auberge de la langue d’Italie ? nous l’ignorons. Cette auberge existe toujours à la Valette, au début de Merchant street, et abrite aujourd’hui le ministère du Tourisme et le très dynamique Malta Tourism Authority. Elle avait été, auparavant, après le départ des chevaliers, en 1798, musée national, tribunal, puis la poste principale.





Pour en savoir plus :
L'OPINION DE MARC FUMAROLI, de l'Académie française

Dans son ouvrage sur les images, Marc Fumaroli compare la peinture à la poésie muette. « La poésie est une peinture parlante, la peinture est une poésie muette », rappelle l’académicien en citant un adage qu’il apprécie particulièrement. Dans « L’Ecole du silence, le sentiment des images au XVIIe siècle », une formule empruntée à Paul Claudel, Marc Fumaroli écartant « les images sans âme » fait comprendre l’éloquence muette du Caravage et sa peinture. La peinture à Rome à la fin du XVIe siècle, du point de vue de l’Eglise, comptait sur les images pour soutenir la piété des fidèles durant les offices et pour enseigner ceux qui ne lisaient pas ou avaient besoin de secours visuel pour progresser dans leur vie spirituelle. C’est ainsi que l’académicien considère que la peinture est une éloquence muette, fondée sur une problématique esthétique. Après le concile de Trente, surgit, notamment la « querelle de la grâce » qui aura des conséquences importantes pour l’histoire de la peinture. Le Caravage, avec ses moyens d’artiste, toucha au cœur d’un choix crucial pour l’Eglise. S’il allait directement au cœur de ses sujets, il était également un grand croyant et répondait à sa manière aux questions qu’il se posait et cherchait à transmettre aux autres ses réponses.

Il était avant tout un peintre et pas seulement un homme déchiré par ses contradictions intérieures, rappelle Marc Fumaroli à propos de la vie un peu bousculée de cet artiste. Il faut savoir que l’on avait oublié le Caravage jusqu’à ce que Pietro Longhi s’en éprenne, après la dernière guerre et le relance. On en a fait un Rimbaud ou un Jean Genêt de la peinture, ce qui est absolument faux.


Ses tableaux sont incontestables, et il faut chercher son génie en eux.

Il a peint à Malte trois chefs-d’œuvre dont « La Décollation de Saint-Jean-Baptiste ». Le drame de la lumière et de l’ombre s’y joue d’une manière tragique. La toile est habitée par une ombre immense et seuls quelques rayons de lumière viennent éclairer le martyr de saint Jean-Baptiste. Ce n’est pas un tableau édifiant, il attire l’attention sur la brutalité humaine et l’abandon total du saint. C’est une admirable leçon de christianisme. La peinture transmet le drame humain à la lumière de la grâce. Saint-Jean Baptiste, le dernier des prophètes, n’est-il pas un « protochrist » ?

Dans l’Oratoire de la co-cathédrale Saint-Jean à La Valette, est également placé le « Saint-Jérôme », vieillard vêtu d’un manteau pourpre, comme les nombreux saint Jean Baptiste que réalisa le Caravage, sans songer sans doute qu’il entrerait dans l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem dont le saint patron est justement Jean le Baptiste. On a récemment retrouvé à Dublin, un tableau perdu du Caravage, « le Baiser de Judas ». Il s’agit d’un commentaire saisissant de la Passion. Le Caravage avait un rapport intense avec le Nouveau Testament. L’Eglise comprit que sa peinture pouvait toucher à la fois les savants et le peuple, et qu’il s’agissait d’une option qu’il fallait soutenir.


Bibliographie :
Longhi (Roberto), Le Caravage, traduit de l’italien et annoté par Gérard-Julien, Ed. du Regard, 2004.
Puglisi (Catherine), Le Caravage, Ed. Phaidon, 2005.
Farrugia Randon (Philip), Caravaggio in Malta, Ed. P. Farrugia Randon, Malta, 1989.
Salvy (Gérard-Julien) Le Caravage, folio biographie, Gallimard, 2008.
Gregori (Nina) Caravage, Ed. Gallimard/Electa, 1995.
http://www.canalacademie.com/ida4723-Le-Caravage-a-Malte-le-regard-de.html

mercredi 10 février 2010

un nouvel espace de bibliophilie

Au service de la bibliophilie depuis plus de vingt ans, je vais tâcher de réunir dans ces pages :
  • les chroniques à la gloire des livres anciens parus dans le Figaro littéraire, la Gazette Drouot, les Petites Affiches; les références des livres que j'ai eu le plaisir de publier sur le livre, les décorations, l'ordre de Malte;
  • les billets biblio-radiophoniques que l'on peut écouter sur www.canalacademie.fr;
  • mes lettres de voyages;
et bien d'autres choses encore!
Bienvenue à bord!