Conte du Nouvel an
UN CHANT SOUS LE TANK WATER
Elle pousse la porte en métal
qui, avant de heurter le muret avec un claquement prolongé, grince comme un
instrument à cordes que l’on accorde. Headley, essoufflée d'avoir gravi le
petit escalier, bondit sur la terrasse. Elle ajuste machinalement une longue
mèche de cheveux qui dans le mouvement s'allie avec un rayon de lune. La jeune
femme frissonne sous l’action du froid, rabat son bonnet sur ses oreilles,
resserre le col de sa parka et se frotte
les mains protégées par des gants. Les rumeurs de la ville lui
parviennent étouffées, parfois rompues par les sirènes des camions des
pompiers, des ambulances ou des voitures de police. Le sol est gelé, la neige
tombée la veille s’est tassée et forme une croûte qui ne demande qu’à se
transformer en patinoire. Elle se dirige à petits pas précautionneux vers la
rambarde au-dessus du vide. En bas, tout en bas, elle devine ces objets qui se
faufilent les uns entre les autres, éclairés par leurs phares qui s’entrecroisent
dans une débauche de lueurs, tandis que des silhouettes minuscules courent tout
autour dans un apparent désordre. La cacophonie monte jusqu'à elle et semble
s'ordonner comme si un orchestre invisible jouait une symphonie, un morceau de
musique qu'elle reconnaît pour l'avoir interprété elle-même au piano. Elle
dodeline de la tête et de ses doigts battent les mesures... Tout son corps
s'anime possédé par les notes qui s'entrechoquent en elle. I got a rhythm. Cet air fait partie de son anthologie personnelle
d'autant plus qu'elle a appris que George Gershwin l'avait composé pour une
comédie musicale intitulée Treasure Girl,
le surnom que lui donne son père. Elle sourit en songeant au personnage le plus
souvent plongé dans ses pensées et qu'elle ne cesse de bousculer pour tenter de
le rappeler à la réalité et surtout de l'écouter. Elle n'a toujours pas lu ses
livres. Ce n'est pas encore le moment. Elle conserve un exemplaire de chacun de
ses titres qu'il lui avait dédicacés en bloc, un soir de peur de ne jamais
pouvoir le faire s'il lui arrivait quelque chose. Headley avait été émue par ce
geste, tout en prenant conscience qu'il pouvait disparaître sans crier
gare.
Les water tanks, gros tonneaux
coiffés de leur chapeau pointu blanchi, dans une demi-pénombre, ressemblent sur les immeubles voisins, à des
gardes venus d’une autre planète, figés, non par le froid, mais par un magicien
coléreux. Sur les rebords des fenêtres, plus bas, des blocs de neige demeurent
accrochés comme des coussins oubliés. Headley relève la tête et regarde autour
d’elle ; elle est sur les toits de la ville, comme dans un champ, mais
dépourvu d’arbres. Comment les oiseaux pourraient-ils chanter s’ils ne peuvent
se poser ? Elle soupire, ferme les yeux et sourit en fredonnant les paroles
de la chanson. I got daisies/ in
green pastures. Elle hausse les épaules en poursuivant : « j’ai
attrapé un homme que demander de plus ? » Son père, justement se
moque gentiment d’elle, en lui disant que l’élu surviendra sans qu’elle s’y
attende. « Il doit te surprendre », a-t-il ajouté.
Round my door/ I got starlight/ I got sweet
dreams. Il est
vrai que les lueurs des étoiles alimentent ses rêves, depuis qu’elle a franchi
cette porte si malaisée à ouvrir. Headley aime se réfugier ici, par tous les temps.
Dans quelques instants, elle redescendra chez elle, se changera et s’apprêtera
en revêtant une robe bleue aux reflets moirés dans laquelle, elle se sent
belle. Au douzième coup de minuit, elle poussera des cris de joie comme tout un
chacun, en souhaitant les plus beaux vœux aux uns et aux autres. Que se souhaiter pour elle-même ? I got my man/ Who could ask for anything more ? chantonne-t-elle
encore. Se décidera-t-il, cet homme ? Rien n’est moins sûr avec lui.
La jeune femme se rapproche du water tank. Le gros animal ronronne et… gargouille. Son amie Marie, un Française lui disait qu’elle imaginait que ces réservoirs pouvaient contenir de l’encre et que tous les poètes se réuniraient autour de lui afin d’y puiser de quoi alimenter leur stylo et leur inspiration. Et pourquoi pas un ballet ? De l’autre côté de l’avenue, une lueur se promène autour du water tank voisin. Headley ne parvient pas à distinguer qui joue ainsi avec la lumière. Une silhouette se détache projetée grandie sur la surface boisée. Elle glisse déformée, disparaît dans les poutrelles métalliques qui soutiennent le réservoir, resurgit et la jeune fille soudain illuminée par la lampe, reconnaît la voix qui chante vers elle avec force : I got my girl/ Who could ask for anything more
La jeune femme se rapproche du water tank. Le gros animal ronronne et… gargouille. Son amie Marie, un Française lui disait qu’elle imaginait que ces réservoirs pouvaient contenir de l’encre et que tous les poètes se réuniraient autour de lui afin d’y puiser de quoi alimenter leur stylo et leur inspiration. Et pourquoi pas un ballet ? De l’autre côté de l’avenue, une lueur se promène autour du water tank voisin. Headley ne parvient pas à distinguer qui joue ainsi avec la lumière. Une silhouette se détache projetée grandie sur la surface boisée. Elle glisse déformée, disparaît dans les poutrelles métalliques qui soutiennent le réservoir, resurgit et la jeune fille soudain illuminée par la lampe, reconnaît la voix qui chante vers elle avec force : I got my girl/ Who could ask for anything more