Conte de Noël
LE SAPIN BLEU
« Petite feuille verte bouge dans l’arbre, petite feuille jaune vole dans
l’air, petite feuille orange dort dans l’herbe, » chantonne Juliette, en
saisissant un grand album relié dans un cartonnage rouge foncé. L'enfant le
pose sur sa table devant la fenêtre. Dehors, une branche du grand sapin
s'ébroue laissant échapper une volée de flocons de neige qui viennent glisser
le long des vitres. Elle ouvre le cahier, comme pour lire. Des feuilles, de
belles feuilles d'érable aux tons jaune vif, rouge sang ou les deux et aussi
dorées surgissent dans les pages que Juliette tourne lentement comme pour mieux
en savourer les couleurs. Chaque année au moment du foliage, sa tante Catherine organise pour elle et ses filles, une
véritable chasse au trésor. À qui découvrira la plus belle, la plus étincelante
! Elles parcourent les Cantons de l'Est tout autour de Sutton, à la recherche
des massifs les plus colorés, sans se lasser jamais de ces décors éphémères qui
surgissent pour disparaître seulement quelques jours plus tard.
Cette année Juliette a remporté le prix. Sur la route du retour,
elle avait distingué comme une lueur perdue parmi les frondaisons de la lisière
d'un bois. - " Là,
la ! " avait-elle crié en étendant le bras en direction d’un érable argenté. Tante
Catherine avait garé la voiture quelques mètres plus loin, en était sortie et
avait réussi à agripper la branche - heureusement pas trop haute - sur laquelle
la pépite était suspendue. Les cousines, un rien envieuses, avaient applaudi
l'exploit. Après une journée si fructueuse, la petite bande s'était ruée dans
la boulangerie croissanterie Abercorn,
pour une distribution de muffins. On venait de loin, même de Montréal, pour acheter ici ses
gâteaux et surtout croissants considérés comme les meilleurs du Québec.
Juliette se souvient encore, descendant les marches de la boutique avoir
effleuré les poupées en paille posées sur deux madriers formant un banc sous l'enseigne
bleu-gris de la boutique. Elles étaient encadrées par deux citrouilles, pas
trop grosses et bien rondes dont l’écorce luisait sous les rayons du soleil
pâle de l’après-midi. Il fallait bien marquer la fête d’Halloween.
Juliette a fixé au centre de l'album, la feuille couleur argent. Elle semble avoir
conservé toute sa fraîcheur. Sur le conseil de tante Catherine, elle a pris le
soin de glisser chacune des feuilles entre ses pages puis de les maintenir
serrées sous la pression de plusieurs livres très lourds, afin qu'elles sèchent tout en conservant leur
couleur.
Une
nouvelle ritournelle chantonne dans sa tête. D'où peut venir cette musique ?
Son père, la période de Noël approchant, a pris l'habitude de ressortir tous
les DVD de Christmas chorals qu'il a accumulés d'année en année. C'est un jeu,
parmi d'autres, entre eux, de les classer lors de chaque période de Noël, dans
un nouvel ordre afin de les écouter les uns après les autres. Tendant
l'oreille, Juliette comprend que les notes qu’elle murmure lui sont dictées par
une mélodie venant d'en bas. Son père est rentré et a allumé la chaîne hi-fi.
Elle bondit, manquant de renverser sa chaise et se précipite dans l'escalier
pour sauter dans les bras de son père.
- Papa,
nous devons aller choisir un sapin.
- Attends
un peu, que nous soyons vraiment à la veille de Noël, et puis, il est trop
tard, maintenant, la nuit est presque tombée. Je te le promets, nous sortirons
d’abord du placard, les ornements, les boules, les guirlandes, puis nous irons
dans les bois.
Juliette
est déçue. Pourquoi attendre ? Elle
se promet d'aller repérer l'arbre, non loin de l'étang, derrière la maison.
L'enfant aime se promener dans cette partie des bois laissée libre de tout
passage. Elle espère à chaque fois croiser de ces gros animaux qui font peur
dans les livres d’images, mais qui s’enfuient à son approche. Déjà autour de la
maison, elle a observé des traces de pas que son ami Gros-Louis, le vieil Indien-Huron
qui habite là-bas dans sa longue hutte faite d’écorces, lui a appris à
reconnaître. Celles qu’elle préfère sont ces deux petites pointes appartenant
au cerf de Virginie. Vous savez celui qui a une queue blanche. Celles dont elle
doit se méfier sont larges comme des soucoupes hérissées de cinq griffes :
l’ours noir.
**********
La neige craque sous la pression des raquettes
dont est chaussée Juliette. Elle a discrètement quitté la maison, emmitouflée
dans une grosse et longue parka bleue, la tête sous un bonnet et les mains enfouies dans des moufles. La
bise qui a chassé les nuages, pique ses yeux. La fillette se sent bien, elle
aime ces promenades qu’elle ne devrait pas faire seule. Elle n’ignore pas
qu’elle pourrait croiser sur son chemin, survenant des taillis, un coyote, un
caribou et même un ours. Elle ne les craint pas. La déesse Oranda la protège,
elle l’a vue en rêve. Gros-Louis, l’ami Huron-Indien le lui a affirmé.
Juliette avait eu très peur ce jour-là. La neige
n’avait pas encore complètement recouvert la campagne et les bois. Elle chantonnait
comme à son habitude : « Neige,
neige blanche tombe sur ma manche, et sur mon nez qui est tout gelé… Neige,
neige blanche… » De la hutte de Gros-Louis qui apparaissait à travers
les branches et les feuillages déjà rares, sortait une fumée blanche. Son grand
ami allait lui offrir des gâteaux parfumés au sirop d’érable dont il avait le
secret. Elle les savourait à l’avance. Soudain, elle avait entendu comme un
claquement, un claquement de dents, suivi d’un grognement. L’enfant avait su à
l’instant qu’un ours rodait autour d’elle. Assis sur son postérieur, il devait
observer ce qui se passait autour de lui et l’avait sentie. Peu faraude, elle
s’était immobilisée. Le grognement avait retenti plus fort. Juliette pétrifiée,
avait fermé les yeux, puis un autre grognement moins rauque mais plus puissant
avait résonné. Elle avait alors entendu une voix prononcer une phrase qu’elle
n’avait pas comprise qui semblait donner un ordre à l’animal qui avait fui dans
un fracas de branches brisées. Gros-Louis avait surgi à ses côtés, lui avait pris
la main et lui avait expliqué que, désormais Oranda, la divinité de son peuple
la protégerait quoiqu’il lui arrivât. De son sac, le vieil homme avait sorti un
paquet de gâteaux au bon goût de sirop d’érable.
. Gros-Louis a deviné l’arrivée de la visiteuse avant qu’elle n’apparaisse dans
la clairière. Il se tient, un large sourire sur son visage ridé, sur le seuil
de sa maison faite d’écorces. Elle semble
fragile, au premier regard, mais résiste autant au froid qu’à la chaleur.
-« Il faut que tu m’aides Gros-Louis,
crie-t-elle avant même de l’atteindre. Papa
n’a pas encore choisi le sapin. S’il attend trop longtemps, je ne pourrai pas
le décorer, nous irons à la messe et la crèche sera toute seule, et quand je
reviendrai il n’y aura pas de cadeaux. »
-« Comment le veux-tu ce sapin »,
demande l’homme prêt à suivre les caprices de l’enfant ? »
- Oh, grand, grand, aussi haut que ta maison ! »
- « Bien, Et veux-tu que je le décore moi-même »,
ajoute-t-il avec un air malicieux qui échappe à son interlocutrice.
– « Oui, oui, je le veux tout bleu, avec des
guirlandes bleues, des boules bleues ».
-« Viens
par là ! » le vieil homme et l’enfant s’engagent dans un sentier
dont on devine les traces grâce aux arbustes qui le bordent, puis débouchent
dans une nouvelle clairière, au fond de laquelle trône un sapin fier de son
branchage. Les cristaux de glace forment sur lui comme des éclats d’argent.
L’enfant contemple émerveillée ce sapin de Noël, elle
s’apprête à applaudir
lorsque Gros-Louis lui intime de ne pas faire de bruit. Il l’entraine dans un
abri posé à la lisière et lui dit :
-« Chut ! Tu vas voir ».
Un silence s’est posé sur la nature qui
semble, elle aussi, attendre. Le ciel a pris cette couleur d’un bleu acier qui
précède les grands froids. Le vent s’est calmé et les arbres en ont profité
pour se reposer un peu de leur mouvement continu. On entend soudain comme un
frottement perçant l’air.
-« Ferme les yeux ! » ordonne
Gros-louis à Juliette ». Une faible clameur, des sifflements plutôt
envahissent la clairière. L’enfant, les moufles posées sur ses yeux, tente de
deviner ce qui se passe autour d’elle. « Regarde ! » Elle voit
le sapin orné de centaines de petites boules bleues flottant au gré des branches.
Gros-Louis avait invoqué Oranda afin d’attirer les geais bleus.
-« C’est mon cadeau de Noël », dit-il
à l’enfant.
Sortant alors de sa poche sa feuille d’érable couleur argent ; elle demande timidement, comment la poser au
sommet de l’arbre, c’est l’étoile.
Bertrand
Galimard Flavigny
2013