vendredi 26 février 2010

LETTRES DE "LA JEANNE D'ARC" IV


- LA JEANNE CHANTE -

Soudain, un appel pressant, traverse les haut-parleurs, diffusés dans tout le bord : « Attention çà va rouler ! » L’annonce n’est pas terminée que je vois tous mes papiers et livres glisser sur la table et rejoindre sur le sol. Un fauteuil file tout seul dans l’autre sens. Un énorme vacarme retentit dans tout le bord. Les mers traversées ont été si calmes, que nul n’a réellement songé à bien arrimer ses paquets et autres effets. Résultat, il faut tout ramasser. Le bâtiment gémit. Depuis Gibraltar, la mer s'est creusée. On gîte à 15° ; dans les coursives des sil¬houettes avancent obliques… Bien à l’abri, sur la passerelle, nous suivons le mouvement du bâtiment, dont l’étrave déchire les vagues et cueille des baleines, ces paquets de mers qui recouvrent l’avant.
Le temps s'est calmé. Dans les carrés, les maîtres d'hôtel ont retiré les « violons » destinés à maintenir les assiettes et couverts. Qui a déjà vu le film de ce soir ? Sur la passerelle, l'officier de quart saisit son sextant, pour le geste. Vénus vient d'ap¬paraître. Un midship reporte à l'aide d'un compas, notre position sur une carte. En bas, der¬rière les rideaux tirés, sur sa bannette, un matelot relit son courrier. Difficile de vraiment s'isoler. Pour les offi¬ciers, c’est plus facile, il suffit de tirer la porte de sa chambre. « Nous ne sommes pas des moines soldats, insiste le commandant en second. Nous cultivons notre jardin secret et reconstituons notre univers. » Cha¬cun à sa manière, hors du temps de service. Mais, au moment où l'on ne s'y attend pas: coup de klaxon. Poste de combat. Précipita¬tion dans tout le bord. Chacun connaît sa place, son rôle. Deux, trois minutes pour y parvenir. Klaxon encore : alarme de sécurité. Nouvelle préci¬pitation : incendie dans la cafétéria équipage, six blessés... drôle de drame. L'exercice constant en¬traîne le personnel et teste ses réflexes. Les exercices de sécurité se succèdent. Des « ron¬diers » ne cessent de visiter chacun des 900 locaux du bord. Le calme est revenu. Soudain, une mélodie insolite retentit. Sur les passavants, un midship sonne, dans sa trompe de chasse, des fanfares. Le chuintement des vagues le long de la coque pourrait remplacer les voix d’une meute.
Une escale est prévue à Lisbonne. L'eau commence à bouillir dans la casserole en cuivre. Le matelot achève de tailler dans la « mas¬se ». Il relève la tête, l'air ravi et exhibe son chef d'oeuvre: une petite Jeanne- d'Arc sculptée dans une pomme de terre. Le bâtiment miniature pourrait-il flotter ? Le commandant amusé par le savoir-faire de son cuisinier lui en a deman¬dé quatorze pour le dîner. Faites le compte, un quart d'heure par légume, le garçon y a passé tout son après midi. A sa manière le « cuistot du pacha », choisi parmi les meilleurs, participe pour une grande part au rôle de représentation de la Jeanne d’arc. Un dîner au château cela compte, surtout en escale. 1.400 personnes auront été ainsi hono¬rées durant les six mois de campagne. A 12 heures pile, les invités se présentent à la coupée. Salut, coup de sifflet « sur le bord », hymnes nationaux pour hautes personnalités et con¬duite vers les appartements du commandant, un confortable quatre pièces décorées à son goût.
On en reconnaît l’entrée grâce à une hallebarde fixée devant la porte. Cet insigne qui n’est pas règlementaire, marque généralement la présence des amiraux. L’un d’eux, il y a quelques années, jaloux de ses prérogatives tenta de faire ôter la hallebarde du pacha de la Jeanne. Il oubliait qu’elle est aussi une sorte d’ambassadeur de la France. Les invités se montrent un peu intimidés. Quels sont les usages de cet étrange monde qui les accueille ? Champagne, présentation du plan de table par l'un des maîtres d'hôtel. L’ambassadeur de France préside, le commandant vice-préside. C’est comme cela, le protocole doit être impeccable. En cas de présence d’un ministre, on décale. Pendant que les hôtes découpent un bar à l'armoricaine, une mélodie s'élève derrière un rideau. Le maître de céans possède son orchestre particulier. Un quatuor joue dans les grandes occasions, un piano seul pour les autres. La «Jeanne» est le seul bâti¬ment de la «Royale» à embarquer un détache¬ment de la « musique des équipages de la Flot¬te ». Il est composé de dix-neuf musiciens dont deux pianistes. Ils sont présents aux accostages, appareillages, durant les cocktails et connaissent les hymnes de toutes les nations visitées. Qui a dit que la Jeanne chantait ?

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