jeudi 18 février 2010

LETTRES DE "LA JEANNE D'ARC" II


- UN CARRÉ POUR FAIRE CERCLE -

L’aviso escorteur Commandant Bourdais gagne du terrain. Son étrave écrase les vagues puis se soulève avant de plonger à nouveau dans une déchirure d'écume. Sur le pont du porte hélicoptè¬res Jeanne d'Arc, tout est prêt pour le RAM, le ravitaillement à la mer. Sous la conduite d'un bos¬co (1) les hommes casqués et revêtus d'un gilet de sauvetage maintiennent les longs bouts. Les timoniers dialoguent à l'aide de leurs pavillons. Les deux bâtiments séparés par 30 mètres seulement, naviguent désormais en parallèle à la même vitesse de 15 noeuds. Une détonation, un filin jaillit saisi par les hommes du Bourdais. Le long tuyau de caoutchouc commence sa traversée. Le sifflet du bosco rythme la manoeuvre. Branche¬ments. La Jeanne abreuve sa « conserve ». Un vrai spectacle et en musique, l’orchestre ne cessera de jouer des marches durant toute la manoeuvre.
Chaque année, le navire école de la marine nationale française emporte dans un tour du mon¬de de six mois, sa cargaison d'hommes. 868 cette année dont 146 officiers élèves et 7 femmes (2). Ces dernières ont bénéficié d'un embarquement expéri¬mental à la suite d'une décision prise par Charles Hernu, ministre de la Défense. Pour sa vingt¬-quatrième campagne, La Jeanne d’Arc a longé le continent asiatique et frôlé le Pacifique. Au total environ 30 000 nautiques, une fois et demie la circonférence de la terre. De Cochin, en Inde, à Djakarta, en passant par Hong Kong et Sidney escale imprévue jusqu'à Manille et pour finir Venise où elle n'était pas venue depuis vingt ans elle a comblé d'images son équipage.
Sur le pont d'envol, l’après-midi, dès cinq heures, une noria de coureurs, tourne autour des hélicos aux hélices repliées que nous comparons, faute d'autres images, à de grosses mouches endormies. Tee shirts multicolores aux origines les plus diverses, se mouillent de sueur. Des grappes successives se forment et se démêlent, doublant les moins rapides. Cela ne se distingue pas réellement, la piste est trop courte. Au centre, un fusilier, transformé en moniteur, conduit la gym. Elle dure une heure ; près de deux cents bonshommes, plus deux femmes, se donnent à fond dans le mouvement. Durant ce temps, les équipes de garde briquent les lynx et les frottent sans s'occuper de la foule qui s'agite ainsi.
Les dîners sont servis tôt. Auparavant, dans le carré, « espace vaguement rectangulaire où les officiers…font cercle », selon le mot de l’officier en chef des équipages Jacques Tupet (3), les uns et les autres se retrouvent et, s’ils ne commentent pas les derniers évènements du bord, évoquent, éventuellement, les informations venues de l’extérieur. A bord de la Jeanne, chacun est compartimenté selon son grade. Le Pacha dispose de ses propres appartements, il reçoit donc, dans son salon, les officiers supérieurs ont leur propre carré, comme les officiers subalternes. Dans la hiérarchie, les officiers mariniers supérieurs sont également séparés des officiers mariniers subalternes, quant à l’équipage composé des matelots et des quartiers-maîtres, ils se retrouvent dans la cafétéria, salle à tout faire y compris à se restaurer.
Ce soir, dimanche, concert. Posés contre un rideau orange, dissimulant l'autel sur lequel a célébré la messe, le matin même, les musiciens marins accordent leurs instruments. Le dernier concert de "band" de la campagne, commence dans la salle de conférence, qui sert, décidément à tous les usages. Elle est pleine ; matelots, officiers mariniers et officiers, mélangés sur les bancs, plaisantent et s'interpellent, puis se taisent pour écouter des arrangements autour de Gilbert Bécaud et de George Gershwin. Trompettes, tuba et clarinettes s’harmonisent dans des airs familiers. Un capitaine de frégate, assis sur son banc, suit la musique comme s’il était dans l’arène de Nîmes. Soudain, s’élèvent la mélodie de Porgy and Beth. Cette saga américaine sonne un peu trop sérieuse. On s’attendrait à ce que les auditeurs sautillent ou dansent sur leur siège. Gershwin serait-il trop classique ? Il fallait attendre le second morceau et Duke Ellington pour réveiller tout ce petit monde.
Dans les coursives, baignées par une lumière rouge tamisée, simulant la nuit, chacun se faufile vers sa chambre ou son poste. Les hommes de quart veillent.


(1)l'Officier Marinier (sous officier dans la marine), le plus gradé dans la spécialité de la manœuvre.
(2) En 1988.
(3) Tournures et parlures de la marine, illustré par Max-Pierre Moulin, ACORAM (Association centrale des officiers de réserve de l’armée de mer)/ Ed. du Gerfaut, 175 p.

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