samedi 27 février 2010

LETTRES DE LA JEANNE D'ARC V


- LE FAUTEUIL DU PACHA -
Les crêtes des vagues couvertes d’écume, montent de plus en plus haut ; le ciel n’est pas encore trop bas. L’approche du golfe de Gascogne répond à ce que l’on attend ou redoute d’elle. Les Espagnols le nomment « mer Cantabrique » et les Basques « Bizkaiako Golkoa ». La grande houle que l’on redoutait, s’en est, finalement, allée. Les prochains exercices seront moins rudes à suivre. Mais gare, cela nous rappelle les premières pages de la Nuit en mer de Claude Farrère : « Coup d’œil sur le ciel et la mer. La mer est plate, le ciel est clair. Des nuages assez nombreux qui flottent très haut. L’horizon net ». Le temps se maintient, c’est essentiel. Dans le récit de Farrère, il ne se maintint pas.

Dans le bureau de la Poste, on s’affaire encore afin de préparer la distribution du courrier. Quarante sacs, comme à chaque escale, sont partis en avion vers Paris Naval ; autant ont été déposés en échange. Dans le lot, le 162e lettre destinée à l’un des matelots du bord. Un record. Le premier maître exhibe un retour de lettre recommandée. Elle était adressée à un inconnu. Le procédé est connu des collectionneurs. Un premier tampon d’oblitération orné de la flamme de la Jeanne, sera doublé par un autre pour le retour. « Voulez-vous savoir combien de lettres ont transité sur la Jeanne », me demande l’officier marinier postier ? « Pas tout à fait 130 000. Les paquets : plus de 3 500, tout ceci pour un poids de 2 240 kg. » Des statistiques qui le comblent de satisfaction. Son poste de combat à lui, c’est l’agence postale. Il a de quoi faire, avec les huit boîtes réparties sur le bord, le courrier à classer et à distribuer, la réception des commandes de collectionneurs. Il est aussi un peu la mémoire des escales, grâce aux cartes et aux timbres, et surtout aux aventures liées à ses relations avec les postes locales. « Tenez, à Cochin, il n’y avait de véhicule disponible ; j’ai du tout faire en taxi. Une vraie galère. A Sidney, ce ne fut pas facile non plus. J’ai du suivre le wagon postal durant 30 km, car les Australiens désinfectaient systématiquement les conteneur du courrier. Je regrette Pondichéry, nous n’y sommes pas restés longtemps ; tout le monde nous invitait spontanément. Vous le voyez, à chaque escale, c’est l’aventure, on ne sait quelle sera notre rencontre. A Hong Kong, nous avions 52 sacs. Nous avons du effectuer une dizaine d’allers et retours entre l’ambassade et le bord. »
Sur la passerelle, le « pacha », installé dans son fauteuil, devise avec le commandant en second. Il est le seul à avoir l’usage de ce siège, quiconque tenterait de s’y asseoir serait condamné pour crime de lèse-majesté. A notre connaissance, faute de délinquant, aucune instruction n’a été ouverte en conséquence. Un matelot est monté afin de prendre des photos, il y a accès comme tous le personnel du bord. Certains n’ont jamais la curiosité d’y effectuer une petite visite. Ils vivent au rythme des quarts ; il arrive que des matelots logeant dans le même poste, ne se voient pas durant trois jours. « Si on ne cherche pas aller à la rencontre des autres, on ne voit personne », confie l’un des membres de l’équipage. « Au bout de six mois de campagne, j’ai découvert un officier marinier que je ne connaissais pas. Il est vrai qu’il est mécanicien et vit dans les entrailles du bâtiment. Mais quand même…En fait, chacun se trouve un dérivatif à ses activités, afin de durer, comme l’on dit ici. »
Dans les postes des élèves officiers, l’ambiance est différente. La fonction les sépare du reste de l’équipage, et l’on se sent encore un peu guindé sur le bâtiment. Les échanges se font davantage en fonction des intérêts culturels des uns et des autres. Aux escales, on rêve certes, mais on regarde comment vivent les populations. « Nous prenons l’atmosphère » dit cet enseigne de vaisseau de 2e classe. « Nous voyons tellement d’horreurs, que les tribulations politiques nous semblent dépassées. Nous sommes de plus en plus appelés à servir dans des situations de crise. Le marin n’est plus un serviteur d’armes, il doit connaître les civilisations. Et quoiqu’on dise, nous sommes fiers de représenter la France ». Le pacha auquel je rapporte ces propos, cite, en guise de réponse, cette phrase de Saint-Exupéry : « Je suis lié à mes frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous ». La Jeanne est un foyer de pudeur ; les uns et les autres ont du respect pour chacun, pour une raison toute simple, on y vit sans cesse les uns sur les autres.
L’avertisseur retentit. Alerte ! Encore un exercice. Les coursives se remplissent d’hommes pressés.

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