vendredi 5 janvier 2018




Les aventures d’un bibliophile
UN NEZ DE CUIR POUR RIEN



             Les amateurs de livres anciens et de collection sont comme tous les collectionneurs d’objet d’art, en but à leur passion. Celle-là ne peut être assouvie qu’en acquérant par tous les moyens l’exemplaire qu’ils convoitent. Chez les bouquinistes, dans les librairies et dans les ventes publiques, ils sont parfois le jouet du sort, de la concurrence voire de leur comportement irraisonné. Aujourd’hui, nous nous souvenons de l’acquisition  d’une édition originale de Nez de cuir, l’un des romans parmi les plus fameux de Jean de La Varende (1887-1959).
             Ce titre sonne comme une devise et il intrigue. Pour la partie normande dont je suis originaire, il raconte une histoire dont on se souvenait encore dans ma jeunesse, tant dans les fermes que dans les châteaux. Ce Nez de cuir au sous-titre évocateur, gentilhomme d'amour, est inspiré de l’arrière-grand-oncle de son auteur, Achille Perrier de la Genevraye  (1787-1853) à qui il donna le nom à peine déguisé de Roger de Tinchebray. Ce dernier revint des guerres de l’Empire, le visage fracassé. Pour se rassurer, il séduisit, sans cesse ; pas une femme ne devait lui échapper. « J'ai perdu mon âme, avouait le personnage, je ne suis qu'un corps et, en perdant mon âme, j'ai perdu celle des autres. »
             Nez de cuir,  Gentilhomme d'amour (Rouen, Maugard, 1936, in-4)  contenant la carte du Pays d’Ouche d’après La Varende, à sa sortie, monta à cent vingt mille exemplaires, et frôla le Goncourt, dit-on. Il  est demeuré le roman le plus célèbre de La Varende. Léon Daudet qui n'était jamais tendre, a écrit de lui dans L'Action française : « Ce livre est soulevé par un souffle personnel, pareil à un coup de vent sur les marécages des sens. Il rend en littérature un sang neuf... ». On en tira un film réalisé, en  1951,  par Yves Allégret avec Jean Marais – avec un masque crée  par Jean Cocteau -  et François Christophe. Nous l’avons vu récemment, il est un peu daté, mais il eut beaucoup de succès à l’époque. Jean de la Varende lui-même jugea que « la présence du comédien et son prestige suffisait à faire comprendre l’attrait du gentilhomme masqué ».
             Des exemplaires de l’édition originale, il en passe en vente publique, non pas fréquemment, mais de temps à autre. Au début de ma carrière, c’est-à-dire il y a longtemps, du temps où l’euro n’existait pas et où on parlait en franc, nous en aperçûmes un dans le catalogue d’un commissaire-priseur, Me B… Le volume bien relié à l’époque en chagrin vert, et papier, orné de deux bandes horizontales de chagrin noir et deux filets horizontaux à froid,  de part et d’autre de la bande de papier verticale couvrant le centre des plats, le dos à trois nerfs au centre, était particulièrement originale, mais non signée. La couverture était conservée et un envoi ornait la page de titre. Il était encore de l’un des neuf cents exemplaires sur vergé teinté des Papeteries Outhein-Chalandre.  Bref, un bon exemplaire qui aurait été meilleur s’il avait été un des 50 sur vélin Lafuma, numéroté de 1 à 50 et si la reliure avait été authentifiée. Il était estimé à l’époque, 600/800 F,  une somme conséquente pour moi,  mais incomparable aujourd’hui.
             Ne pouvant être présent à la vente, je demandai à un camarade de faculté devenu clerc de commissaire-priseur de prendre mon ordre d’achat. Il m’appela le lendemain en me disant qu’il y avait eu un problème avec lot. Je sursautai. « Non, ne t’inquiète pas me détrompa-t-il, tu as bien le  livre ». Je sursautai davantage craignant qu’il n’ait largement dépassé le montant de mon ordre. En réalité, il avait oublié et laissé passer le lot, sans surenchérir. Il s’aperçut qu’il avait échu à un grand libraire de la place parisienne. « À la fin de la vente, je suis allé le trouver et lui ai demandé s’il tenait à cet exemplaire. Comme il me devait une bonne manière, il consentit à me donner le ticket » [Celui que l’on livre aux adjudicataires, afin qu’ils puissent régler le montant de l’adjudication plus les frais et emporter leur lot]. Et il devait m’en coûter qu’une somme dérisoire, 200 F. » Les autres libraires, dans la salle voyant que libraire avait levé le doigt au passage de ce Nez de cuir, ne surenchérirent pas contre lui et le lui laissèrent… pour mon plus grand plaisir. 
                               
Les derniers exemplaires , sans particularités (3) passés en vente ont été adjugés entre 250 et 650 €.

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