vendredi 5 janvier 2018



                                       LE SAINT GWIN GWENN







                   Là-bas dans mon pays, entre Plouarzel et l’Aber Wrac’h, le ciel est parfois si bas sur la mer que l’on évite de le toucher de peur que les nuages ne déversent d’un seul coup leur crachin. L’église de notre hameau, bâtie en granit bien rude gris taché par le lichen, ne cesse de se battre contre les vents et les pluies. Lorsque les ondées laissent la place à des rayons de soleil, ce qui arrive plus fréquemment que les étrangers ne l’affirment, ces pierres prennent la couleur du miel. Surtout la veille de Noël. Nul ne peut expliquer ce phénomène. Bref, ce soir-là, la cloche – il n’y en a qu’une, le pays est trop pauvre pour en posséder deux et de toute manière le clocher est si étroit qu’on n’aurait jamais pu en glisser une autre – sonnait à toute volée à s’en fendre sa robe de bronze. Alors que les dernières notes s’évanouissaient, nous avions cru voir  les pierres devenir un peu ocre. Il est vrai que nous rentrions d’une virée chez la mère Maden. La perception de notre vision devait être quelque peu altérée.
                   Il n’y avait plus de recteur depuis longtemps, mais le vicaire épiscopal de Brest nous avait dépêché un prêtre qui venait célébrer la messe pour les grandes fêtes. Ce 24 décembre-là, il avait emmené avec lui le jeune Olivier, tout droit sorti de la rue du Château, ravi d’échapper aux obligations familiales qu’il jugeait trop pesantes. On le connaissait bien ce gamin moqueur qui appréciait le vin encore logé au fond des  burettes.  Il ne manquait jamais de nous en faire profiter à sa manière. Toujours est-il que pour la veillée, les femmes avaient sorti leurs plus beaux atours ;  les  coiffes en dentelle et les  chemisiers brodés étincelaient de blancheur. On ne distinguait que ces curieuses silhouettes tronquées sur les chemins qui descendaient vers l’église. Les  suivaient les  hommes, tenant haut des fanaux de leurs mains encore gourdes d’avoir hâlé les lourds filets poisseux. Ceux-là, avaient le pas lourd, hésitant,  mal à l’aise sur la terre ferme, engoncés dans leur costume sombre de fête, la cravate trop serrée autour de leur col empesé. Ils maugréaient en songeant qu’il aurait été bien plus agréable de se réunir entre gars de la pêche, dans l’estaminet de la mère Maden, à boire l’un ces gwin gwenn râpeux qui aide à délier les langues, tandis que les femmes  emmagasinaient une bonne dose de  prières auprès de la Bonne Mère pour les protéger en mer. Là, ils se tenaient cois devant le portail, sous le regard sévère de  leurs épouses  qui jetaient un œil désapprobateur vers la façade encore allumée du « Café des pêcheurs ».
                   Le recteur, suivi d’Olivier le saut rempli d’eau bénite à la main, aspergea d’un bon coup de goupillon la façade devenue couleur de miel, puis la foule des fidèles qui, chantant à pleine voix le cantique Kanam Noël, accompagné par les notes grinçantes de l’harmonium, pénétra dans la nef éclairée par des dizaines de chandelles disposées çà et là, surtout devant la crèche. Il avait été entendu qu’Olivier accompagné par Soizic, la fille de Jakez, le patron de la Belle Iroise, déposerait l’Enfant Jésus dans la mangeoire. Le jeune adolescent ne connaissait pas la jeune fille. Lorsqu’il se trouva en face d’elle, ses yeux verts prirent la couleur de l’aube  marine. Il est vrai qu’elle était jolie comme tout la Soizic. Jakez guettait du coin de l’œil son trésor, se méfiant déjà de l’enfant de chœur.
           A l’issue de la cérémonie, dans la sacristie, Olivier rangeait les ornements, s’apprêtant discrètement à remplir des petites fioles, des restes du « vin de messe ». Il les destinait, complice, à ses amis marins-pêcheurs, sevrés le temps des célébrations religieuses. Il fallait les voir après qu’il les avait glissées subrepticement dans les mains calleuses, comment d’un coup, ils les vidaient. Cela aurait été de l’alcool à brûler, ils l’auraient avalé aussi vite. « Tu peux y aller, je te rejoins devant le porche », dit le recteur au garçon, puis ajouta  moqueur : « Tu as bien rempli les fioles, ils t’attendent ! » Les gars de la Belle Iroise s’apprêtaient à vider d’un coup sec le contenu de leur fiole, lorsqu’ils suspendirent leur geste. Le parfum et le goût de ce gwin gwenn ne ressemblait en rien à tout ce qu’ils avaient bu auparavant. À partir de  ce Noël-là, les hommes de chez nous devinrent presque sobres. Quant à Olivier, il reçut en cadeau le sourire de Soizic, tandis que Jakez lui donnait une chaude bourrade sur l’épaule.

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