jeudi 27 mai 2010

ON NE DÉPÈCE PAS LA JEANNE D’ARC




Avouez-le, n’avez-vous jamais été séduit par l’élégance et la beauté de certaines dames d’un certain âge ? Elles ont accueilli les effets du temps et les ont cultivés de telle manière que leur beauté naturelle s’en est trouvée magnifiée. Leur allure attire notre regard ; leur maintien les marque mieux qu’une pose ostentatoire ; leur discrétion imprègne leurs gestes. « La Jeanne d’Arc », le navire-école de la Marine Nationale, est une vieille dame. Certes, elle fend les lames de toutes les mers depuis près de cinquante ans. Elle vient de montrer, une dernière fois qu’elle avait encore des capacités techniques en atteignant la vitesse de 30 nœuds ; mais « La Jeanne » doit s’incliner, elle a fait son temps. Les gens de la Royale essuient furtivement une larme. Car elle a accueilli en son sein une quarantaine de générations de futurs officiers de marine. Chacun d’entre eux comme les autres, tous les autres, passagers, visiteurs, marins, Bretons, simplement Français, portent quelque part en lui, son image, même si elle est parfois quelque peu floue. Le porte-hélicoptère bâtiment unique s’en va. Dans quelle direction, dans quel chantier ? Sachez qu’on ne dépèce pas « La Jeanne », elle doit demeurer intacte. Alors, conduisons-là une dernière fois au large et rendons-lui les honneurs, tous les honneurs et laissons la glisser lentement, seule cette fois, dans les grands fonds.


CF (R) Bertrand Galimard Flavigny

dimanche 9 mai 2010

LES CARTES DE RENÉ CHAR



« Je ne suis ni poète, ni surréaliste, ni belge », affirmait Louis Scutenaire (1905-1987) qui était Belge, poète et surréaliste. Il est vrai que bien qu’ayant fréquenté le groupe d’André Breton et participé aux écritures automatiques, il se défendit d’être inféodé au « Pape ». Celui-ci, avec Eluard, tenta de le récupérer en l’inscrivant dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme. Scutenaire parlait de tout, il était davantage chroniqueur, cueillant les aphorismes, et surtout ses impressions personnelles. Il parlait surtout de lui et de ses obsessions érotiques : « J'ai la tête pleine de filles, et le cœur et la peau », écrivait-il dans ses Inscriptions (1964-1973) dont un exemplaire (Bruxelles, Brassa, 1981) un des 100 sur papier vergé, a été adjugé 130 €, à Bruxelles, en janvier 2006. Ces Inscriptions parurent dans une douzaine de plaquettes, puis dans cinq volumes successifs. L’écrivain n’acceptait pas le monde tel qu’il était et se disait volontiers marxiste mais de tendance Groucho. « Je veux l'égalité sociale absolue jusqu'à l'absurde parce que cet absurde le sera toujours moins que celui que je connais », lançait-il encore.
Louis Scutenaire qui avait épousé en 1930 Irène Hamoir, elle-même écrivain surréaliste sous le nom d’Irine, commença à publier en 1937, à peu près au même moment où le couple séjourna à Céreste chez René Char. De cette période, ils rapportèrent un « Poème-Veston d’intérieur indifféremment pour Scut et Irène ». René Char composa ce « poème-objet » sur sept enveloppes de bulletin de vote (9.5 x 12 cm) qu’il leur expédia sous des feuillets à en-tête de la mairie de Céreste. Cet ensemble a été adjugé 2.300 €, à Drouot, le lundi 23 novembre 2010 par la svv Binoche, Renaud, Giquello. Georges-Louis Roux, alors âgé de quinze ans a raconté dans ses Témoignages, la visite des Scutenaire-Hamoir. Cette visite fut entachée par la mort du grand-frère de Georges-Louis, René, d’une tuberculose pulmonaire. Char décida de faire publier les poèmes du jeune homme complétés par des textes de ses frères, sous le titre Quand le soir menace, qui sera inséré dans Dehors la nuit est gouvernée. Ce recueil est également le résultat d’une autre histoire.
Toujours en 1937, Char se saisit d’un « Album souvenir de l’Ile-sur-Sorgue » (Vues, Monuments, Sites, Curiosités, Costues édité par J. Brun & Cie à Carpentras, et le commenta en ajoutant à la plume le titre Le trousseau de Moulin Premier. Le poète se promène ainsi parmi les vues anciennes de sa ville natale. En face de la carte représentant une « Vue de Saint-Martin et de la Sorgue », il a écrit : « Au liège rendu par la mer/ Couleur de l’étourdissement du linge/ J’ai donné l’étape de sa source/ Le phénix du sel s’est déployé sur elle/ Elle a joui ». Et il achève ce recueil si particulier par ces mots : « Eclaireur comme tu surviens tard », suivi comme sous chaque commentaire d’une vue par : (Moulin Premier). Ce livre manuscrit, composé en novembre 1937 et dédié à Greta Knuston-Tzara (1899-1983) qui avait alors une liaison avec René Char, est en fait la première version d’un poème intitulé Moulin Premier d’où le titre de l’album de carte postale : Le trousseau de Moulin Premier. Il est conservé dans la bibliothèque Jacques Doucet. Marie-Claude Char vient de le faire éditer en fac-similé à la Table Ronde (1) ; ce qui permet au lecteur de saisir sur le vif, l’écriture et la spontanéité du poète qui s’adresse à sa maîtresse grâce à des images somme toutes banales, qui deviennent par la magie de ses mots, uniques.
René Char mit au net ce texte et aux huit strophes d’origine, y ajouta une autre. Le tout fut repris l’année suivante dans Dehors la nuit est gouvernée (G.L.M, 1938). C’est dans ce recueil que ce poème initialement intitulé Versions qu’il sera publié après quelques ajouts et remaniements sous le titre Dent prompte. Le manuscrit (10 feuillets) du Trousseau du Moulin au titre raturé et remplacé par Versions, non signé, daté « Mougins-Cérseste 1937 » a été adjugé 5.250 € le mercredi 21 avril 2010, à Paris par Christie’s.. Finalement le poème achevé sera inclus à la suite de la seconde édition de Marteau sans maître publié chez José Corti, en 1945, orné d’une pointe sèche de Pablo Picasso pour les exemplaires de tête.
Le titre est directement puisé de la tradition de la ville natale de Char. Les « moulins premiers », moulins à papier d’origine très ancienne, étaient établis sur la Sorgue dite de Velleton, dans un quartier de l’Isle-sur-Sorgue qui porte encore ce nom.