jeudi 31 janvier 2013







UN HURON SUR LE DE GRASSE

La frégate De Grasse sera retirée du service cette année, après trente-cinq d'activité. A l'occasion d'un embarquement en novembre 1992, j'y ai effectué une drôle de visite.








Du haut de la colline, fermé par une porte dédiée à un certain Caffarelli, un ancien chef de la région, j'ai eu le bonheur de contempler ce village composé de huttes flottantes. Impressionnant, Rangées con­tre des trottoirs, elles sont lon­gues et étroites, toutes grises hérissées de tiges et de fils, par­fois ornées d'une banderole de couleur. Ces huttes en fer ne sont pas toutes de la même taille mais possèdent un point com­mun, cette rangée de fenêtres carrées. Elles sont les seuls yeux de ces constructions, celles qui permettent à leur chef de juger l'extérieur. Les membres de cette tribu qui se désigne sous le nom de Royale, sont curieusement vêtus pour la plupart de la même manière en laine avec une dominante bleue. Les anciens, ceux qui appartien­nent aux conseils, se distin­guent des autres par des petites barres jaunes cousues sur la poi­trine ou sur les épaules. Plus il y en a, plus responsables ils sont. On les salue en portant la main à son front et on les appelle souvent de la même manière, même si le nombre de barre diffère.« Ce n'est pas dif­ficile, m'a expliqué l'un d'entre eux , les lieutenants se nom­ment capitaine et les capitaines s'appellent commandant » D'autres sont appelés patrons. J'appris encore que chaque hutte était dirigée par un pacha lui‑même placé sous l'autorité d'un amiral. Pacha ! Amiral ! ces hommes devaient descen­dre, me suis‑je demandé, des Emir al Bahr, les chefs de la mer, autrefois combattus par les croisés et les chevaliers de Malte. Il s'agit en fait d'une imi­tation, devenue surnom puis appellation officielle. Le Con­seil des sages donne souvent, en revanche, le nom d'un cheva­lier à l'une de ses huttes flottantes.

Ainsi le De Grasse. Son pacha m'apparut immédiatement sympathique. Il parlait jeune. « Nous entrons en hyper... » me dit‑il d'emblée pour m'expliquer ce qui nous attendait. Erreur. Il n'y avait rien de super dans ses propos. IPER signifiait, « indisponibilité périodique pour entretien et réparation ». Situation tout à fait différente de la PEI, «période, entretien, intermé­diaire » qui veut dire en fait que la hutte est aussi indisponible « mais avec un délai qui a changé... » Bref, je compris tour de suite que mon bagage était incomplet. Il me manquait l'Assimil de la tribu Royale. Tôt le matin, au moment du petit-déjeuner, pris dans un carré prismatique, je me suis trouvé confronté à un autre langage. Il était question de G 08, H.9 et H. 10. De présence dans le han­gar en F.20 ; cette dernière était d'ailleurs indispensable ? Devant mon air ahuri, on m'expliqua que le compresseur B.P. était « quelque chose qui se lançait... » Puis l'on m'assura que ce que je prenais vulgaire­ment pour une hutte en fer, était logistiquement un B.P.H. Ah ! Un bâtiment porte-­hélicoptère. Je me risquai alors à faire valoir un peu de ma cul­ture en citant le P.H. Jeanne d'Arc. Rien à voir, c'est un porte‑hélicoptères. L's supplémentaire devant sans doute faire la différence. Je me tus écrasé, puis me réveillai pour demander ce que signifiait la T.T.O. dont on cherchait à connaître l'état afin de décider ou non de passer sur les boucles. Mon oreille m'avait trahi, on avait bien dit « état de la météo ». Celui‑ci s'est avéré être par­ticulièrement déplorable, mais la tribu des Royales est composée de braves et nous sommes partis vérifier la bonne flottabi­lité de notre hutte. Vaille que vaille, le Huron que j'étais, secoué en même temps que la houle, tenta de suivre les hyper­activités, où l'on effectua néanmoins des mesures, notamment acoustiques. A ce propos j'entendis prononcer par un assistant-technicien, une sen­tence admirable « le bruit à l'avantage sur le magnétique, c'est qu'on l'entend ».

Mais, dans la Royale on n'aime pas le bruit. « C’est dan­gereux » m'assura le pacha qui tentait de faire fondre sa hutte dans l'environnement. Ecologiste sans doute, poète encore. Car pour lui, l'ensemble de ces bruits nuisibles pour l'efficacité de l'habitacle flottant corres­pond à un orchestre dont il s'agit de ne faire jouer les musi­ciens qu'à certains moments propices et de faire taire les autres, ‑ ceux qui ne servent pas ». Au sommet de notre mât s'agite un pavillon rouge, une coutume locale qui peut encore se traduire par « nous faisons des passes ». Je saisis alors l'expres­sion « plutôt que de mouiller, on va faire un hippodrome ». J'ai songé que cette manière devait relever d'un autre temps, celui où les chefs de la Royale regagnaient leur demeure à che­val. Ne disent‑ils pas encore : « nous sommes coincés à quai avec l'attelage au complet ? » Une dernière manœuvre, la « prise de coffre » n'a pas parti­culièrement affecté à mon grand étonnement le commissaire du bord. Un membre de la tribu, vêtu de jaune cette fois, est allé sortir le mât de beaupré indiquant que nous « étions rat­tachés au trottoir ».