Conte de Noël
MON BATEAU PERDU
Du Grand Bé, je m’imaginais à la
proue d’un navire. Derrière moi, Saint-Malo s’éloignait et, battu par un vent de terre, je devinais une
grand voile se gonfler et voyais un foc se raidir comme si un souffle plus violent
avait décidé de le maintenir ainsi. Je commandais à mon compagnon, le seul
habitant de l’île qui réside ici depuis plus d’un siècle et demi, de m’aider à
le border au plus serré. Je m’élançais vers le large, plein est. François-René
• était le témoin de tous mes rêves et même de mes premiers émois amoureux. Je
n’avais pas hésité à lui présenter Gwendoline, ainsi nommée parce que ce nom
sonnait et rimait avec cristalline. J’appris plus tard qu’il signifiait
« pur » ou « blanc » et « anneau ». De quoi
enchanter l’adolescent que j’étais alors. C’était l’année où mes camarades ne
cessaient d’évoquer la « mustang » pilotée par Jean-Louis
Trintignant, en chantonnant
« chabada, bada » tout en mimant des essuie-glaces qui poursuivaient
inlassablement leur course sur un pare-brise imaginaire. Moi, à l’ombre de
la croix de granit qui marque la tombe
du poète, je croyais l’entendre déclamer : « J'aime à créer des
mondes enchantés /Baignés des eaux d'une mer inconnue. ».
Réfugié, avec mon amie, dans ce qui
peut passer pour une grotte, juste en dessous de la plate-forme de la tombe du
grand homme, je récitais des petits vers de
ma composition dans lesquels je la chantais elle et la mer ; me
penchant vers son visage, je lui demandais « Que voit-on dans ton
regard ? De la mer, beaucoup de tempête que colore un peu d’or… »
Elle souriait indulgente ou charmée et nous bondissions sur les rochers
glissants que la marée commençait à recouvrir. Nous nous enfuyions frôlant à
chaque fois l’abîme. Je lui disais qu’un jour je retrouverais mon bateau et que
nous franchirions des mers si lointaines que nous aborderions des îles encore
inconnues.
Oui, j’avais perdu mon bateau.
Ô ! un tout petit voilier à la coque couleur bleu tendre et à la quille
peinte en rouge. Une minuscule barre permettait de faire pivoter le gouvernail.
Le pont était lisse dépourvu de dunette. Il était bien rustre mon bateau. Nous
l’avions lancé, non pas à la mer, mais dans le bassin du jardin du Luxembourg,
avec Grand-père. Il l’avait façonné de ses mains. Cela, je l’ignorais, car
j’avais découvert mon voilier, un matin, encore ensommeillé, mais émerveillé,
sous le sapin de Noël. Ses branches clignotaient ; dans la crèche sur la
cheminée du salon, l’Enfant Jésus que nous avions déposé, la veille, en rentrant
de la messe de Minuit, mes sœurs et moi, semblait me sourire en me
disant : « Tu le vois, ton vœu a été exaucé. Je t’ai apporté ton
bateau ». J’ai vogué à son bord, tantôt en solitaire, tantôt accompagné de
mousses que j’embarquais cérémonieusement pour des campagnes dans le bassin du
Luxembourg, celui des Tuileries, et plus loin encore sur le Grand Canal du
château de Versailles. Ces étendues d’eau parcourues par de faibles risées
avaient la valeur de mers et d’océans. Marc, le meilleur courait gaffe à la
main, tandis que Marie s’affairait avec son pinceau afin que l’on se souvienne,
disait-elle, de nos expéditions. J’ai conservé l’un de ses dessins. Il m’a aidé
à me rappeler les traits de mon bateau disparu. Il n’a pas sombré, je le sais.
Il a, par un jour de grand vent, brisé son aussière, arraché l’ancre et s’en
est allé seul, cette fois, vers ces mers inconnues avant d’échouer sur le
rivage d’une île lointaine.
Tandis que l’ Hanternoz, ce vent du
Nord ou de minuit bouscule les branches et les massifs dans le jardin tout en
frappant les vitres, je contemple la mer qui n’a pas encore accueilli la nuit.
Derrière moi, les enfants, Léandre et Aliénor les petits, tournoient autour du sapin et tendant à
Diane, la grande, les boules rouges, dorées ou argent et les mille accessoires
décoratifs qui vont le décorer. Pendant que je hisse la petite dernière à la
hauteur de la pointe de l’arbre afin qu’elle y fixe l’étoile, je songe encore à
mon bateau disparu. « Grand-père », lance le bonhomme qui s’est saisi
d’une paire de jumelles et regarde vers le large. « Grand-père ! –
oui, c’est moi maintenant – regarde, il y a un bateau qui s’approche. Il
ressemble à ton dessin dans ton bureau ».
Il ne croit pas si bien dire, Léandre ; dans l’armoire, parmi les autres, un gros paquet lui est
destiné. Sous les papiers et les rubans, l’objet ressemble vraiment au dessin.
• Chateaubriand a été inhumé en
1848 sur l’île du Grand Bé au pied des remparts de Saint-Malo. Inhabitée, l’île
est accessible à pied lors des marées basses.
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