COMMENT PARLER AVEC UNE MARÉCHALE ?
Ah que l’époque était douce ! On avait à traiter une quelconque affaire avec un duc. On se rendait de bon matin à son hôtel. Il était absent ; on se faisait annoncer à Mme la duchesse. Elle était à sa toilette ; on approchait un fauteuil, on s’installait et l’on causait. « C’est une femme charmante ; elle est belle et dévote comme un ange ; elle a la douceur peinte sur son visage ; et puis, un son de voix et une naïveté de discours tout à fait avenants à sa physionomie », note Diderot, car c’est de lui qu’il s’agit. De cette aimable causerie, il sortit l’Entretien d’un philosophe avec Mme la Maréchale de***. Une causerie sortie de son imagination bien sûr. Diderot s’était rendu, à l’invitation de Catherine II, en Russie en octobre 1773. Sur le chemin du retour en mars de l’année suivante, il s’arrêta, comme à l’aller, à La Haye chez les Galitzine. Il profita de cette halte pour travailler notamment à la refonte de l’Encyclopédie qui devait être imprimée en Russie et également à plusieurs autres textes « philosophiques » personnels dont les Principes de la politique des souverains, le Voyage en Hollande et notamment encore La réfutation d’Helvétius et aussi les Observations sur l’instruction.
Le personnage de la duchesse, « belle et dévote comme un ange », déjà mère de six enfants et en attendant un septième, demande au philosophe qui, pourtant ne vole, ne pille ni ne tue, de justifier son athéisme. « Dites-moi si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du genre humain, qu'aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible, sur lequel les hommes n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché plus d'importance qu'à leur vie ? Or est-il possible de séparer de la notion d'une divinité l'incompréhensibilité la plus profonde et l'importance la plus grande ? », demande la Dame. Ce petit texte d’une vingtaine de pages qui s’achève par une pirouette, figure dans Les œuvres philosophiques de Diderot qui viennent d’être réunies dans la collection de la Pléiade (1). Il a été diffusé pour la première fois dans les livraisons d’avril et de mai 1775 de la Correspondance littéraire. Diderot avait souhaité publier ces « Entretiens » en Hollande. Michel Delon qui a dirigé l’édition de La Pléiade rapporte que le chargé d'affaires français en Hollande, l'abbé Desnoyers, ancien jésuite, en informa aussitôt le comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, le 26 août 1774 : « L’ouvrage qu'on prétend que le sieur Diderot a offert à un libraire hollande (sic) et que celui-ci a refusé, est un dialogue entre dialogue entre ce Philosophe et une maréchale en attendant l'honneur de dîner avec le maréchal. C'est le début du dialogue. On ajoute que le sieur Diderot, frappé de l'éloignement du libraire pour ce genre de métaphysique, a dit en serrant [rangeant] son manuscrit, qu'il ne lui laisserait point voir jour. » L'Entretien a risqué de rester dans un tiroir comme Le rêve de d’Alembert, également publié dans le volume de la Pléiade.
Diderot ne pouvait en rester là, il ajouta les Entretiens, avec un nouveau titre, à une édition bilingue, franco-italienne, des Pensées philosophiques, comme étant l’ouvrage posthume de Thomas Crudeli, « connu pour ses poèmes » : l’Entretien d’un philosophe avec Mme la duchesse de***. Un tiré à part (32 pages), sans doute unique, du moins en main privée, ([Londres (Amsterdam), 1777]. In-8, relié au XIXe siècle, en demi-maroquin brun, dos lisse, titre en long avec fleurons, a été adjugé 1.400 €, à Drouot, le 25 novembre 2008, par la svv Alde. Un avis au lecteur précise l'identité de l'interlocutrice : « Il y a toute apparence que la dame avec laquelle le poète s'entretient est la signora Paolina Contarini, Vénitienne à laquelle il a dédié quelques unes de ses odes. » Il semblerait, en fait, que la « maréchale » était inspirée par Louise Crozat de Thiers, duchesse de Broglie (1733-1813).
Et, selon Michel Delon, l’origine des tirés à part « reste floue ». Le destin de ce texte est en effet assez particulier. Après la mort de Diderot, il se répandra sous des formes différentes qui peu à peu de la badinerie philosophique, se transformera en essai libertin, voire érotique pour devenir sous la Révolution, un brûlot, et redevenir enfin philosophique. Il y aura donc en tout, trois versions. A nous de juger.
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