dimanche 23 décembre 2012



                                                  Conte de Noël

                                      LE MIRACLE DE JEHANNE 




                        Malgré le froid vif qui s’était abattu sur la Gâtine, Jeanne se penchait vers l’extérieur depuis la fenêtre. Elle s’était emmitouflée dans une épaisse couverture en laine dont les franges traînaient sur le sol. Elle imaginait que celles-là balayaient des herbes sèches et odorantes que, le matin même, le bon Gilbert aurait apportées dans la chambre haute, et déposées sur le sol, comme autrefois, afin de parfumer la pièce. Ces senteurs se seraient mélangées à celui des bûches de chêne brûlant dans la cheminée. Jeanne  aimait se transporter ainsi dans des temps plus anciens, tentant d’imaginer comment sa lointaine grand-mère dont elle portait le prénom avait pu vivre dans cette maison. Elle avait découvert enfant, accroché sur l’un des murs du salon,  son portrait, dont on disait qu’elle lui ressemblait,  mais elle n’y croyait pas; et, depuis cette époque, elle n’avait de cesse de la retrouver dans son imaginaire. La petite Jeanne avait ainsi feuilleté de lourds volumes dans la bibliothèque, lu des récits qui pouvaient décrire le quotidien d’autrefois ; de quoi nourrir ses rêves. La jeune fille frissonna puis se reprit écartant d’un geste machinal la mèche blonde qui lui barrait le visage. Par-dessus la haute haie qui,  comme des remparts,  entourait la maison et sa cour, elle contemplait d’un côté un paysage plat, sans vallon et de l’autre, des bosquets serrés ayant poussé comme un masque sur un visage. Un troupeau de moutons paissait plus loin, près de la barrière en lattes de bois de châtaignier. Sinon, Jeanne ne voyait rien venir ; elle sourit en se rappelant cette phrase qui surgissait d’une manière automatique : « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Jeanne n’était certes pas prisonnière dans une tour, même si la maison était ancienne et sa chambre, justement, se situait dans ce que l’on pourrait nommer une tour, en fait l’aile en retour sur le corps principal.
                        Un bruit derrière la fit se retourner. Marie, sa sœur cadette venait de s’asseoir sur le lit et commencer à pincer les cordes de sa guitare. Sa première réaction fut de protester, mais séduites par la mélodie, Jeanne la fredonna. Un chant de Noël bien sûr dont on ne se souvient que durant cette période, comme les contes que l’on ne peut lire qu’en ces jours. En bas, la grande salle avait déjà été décorée, le sapin scintillait. Les deux jeunes filles hausseraient bien les épaules pour montrer qu’elles ne se laisseraient plus avoir par ces enfantillages ; mais elles se laissaient quand même toucher par la magie de leurs souvenirs et de leurs étonnements d’enfants. La journée serait longue jusqu’au moment où leur père prendrait sa voix de stentor pour enjoindre les uns et les autres de se préparer et descendre afin de se rendre à l’église. Il y aurait au retour, sur la table dans la grande cuisine, du chocolat chaud et des brioches et l’on monterait à pas de loup dans les chambres, afin de ne pas réveiller les plus jeunes. Ce sont ces petits qui par leurs cris d’impatience se chargeraient de faire signe aux grands de descendre et découvrir les cadeaux installés sous le sapin. Un rite immuable, quoiqu’ici, à Laleu, on craignait, chaque année que la grand-mère Jeanne ne vienne le bousculer.
                        Marie avait reposé son instrument de musique et s’était rejetée sur le lit en en faisant trembler le baldaquin. « Penses-tu que la légende de la grand-mère Jeanne et ses moutons se reproduira cette nuit ? » demanda-t-elle à son aînée. Celle-ci fit un geste de dénégation avant de constater qu’il ne neigeait pas et que sans neige, le miracle, s’il fallait parler de miracle, ne se reproduirait pas. Les deux sœurs se tournèrent vers la fenêtre afin de scruter le ciel. Un ciel bas et sombre. On dit toujours que si l’on voit un peu de rose autour des nuages, la neige n’est pas loin, dit la cadette. « Mais, non, lorsqu’ils sont gris et bleutés », surenchérit l’aînée. Elles ne sont de toute manière jamais d’accord, la discussion aurait pu se poursuivre ainsi en s’envenimant, si l’une d’entre les deux – laquelle ? -  n’avait à nouveau jeté un œil sur le paysage et s’était exclamée : « Les moutons ont disparu ! »
                                                   
                                                               *

                  

      Le temps froid s’était abattu sur la Gâtine.  La campagne semblait s’être figée, le vent ne bousculait plus les branches dénudées, les oiseaux s’étaient tus, terrés dans leur nid. Les hommes, les doigts gourds, avaient abandonné leurs outils et ne sarclaient plus la terre trop stérile. Jehanne de Foulin avait quitté la bonne ville de Poitiers et s’était retirée à Laleu depuis la mort de  son mari Pierre ;  sa fille qui portait le même prénom qu’elle, avait convolé depuis quelques années déjà. Cette femme gracile qui, au premier regard semblait fragile, faisait, au contraire montre d’une grande énergie. Elle réunissait autour d’elle ses gens, se préoccupant davantage de leur sort que du sien, parcourant sans cesse les terres de son domaine afin de s’enquérir des besoins des uns et des autres. Il n’était pas rare de la voir cheminer jusqu’aux terres d’Oroux ou à l’inverse vers la seigneurie de la Courtière, flanquée d’une bande de gamins rieurs à qui elle contait des histoires d’antan.
                        Assise près de la haute cheminée où flambaient de lourdes bûches, les genoux couverts d’une épaisse couverture, Jehanne songeait que la fête de Noël approchait et que tout devait être prêt pour fêter dignement la naissance du Seigneur. Elle serait seule encore une fois, mais entourée de toute sa maisonnée. Elle frissonna  malgré la chaleur émanant du foyer,  puis se reprit écartant d’un geste machinal la mèche blonde qui lui barrait le visage. De la cour lui venaient des bruits familiers. Les pas traînants des vachers qui de leurs sabots heurtaient les pierres ; les cris des bêtes, les piaillements des volailles ; des rires d’enfants ou le grognement d’un valet mécontent. Seuls les moutons demeuraient dehors, là-bas dans la grande prairie bordée de haies, protégés du froid par leur épaisse toison. Avec des lattes de bois de châtaigner, on avait élevé un bâti  dans l’enclos. Il est rare que ces animaux s’y réfugiassent, mais au moins on savait que si, l’un d’entre eux s’y mettait à l’abri les autres suivaient. Afin de compenser la pauvreté de la terre Jehanne avait fait venir des moutons et l’on s’était habitué à leurs bêlements, à leur odeur de suint et surtout on avait profité de leur laine et de leur chair.
                        Depuis que le gentil frère François avait eu l’idée d’installer une mangeoire pleine de foin, un bœuf et un âne afin de figurer l’étable dans laquelle l’Enfant Jésus était né, on avait ajouté d’autres animaux et naturellement des moutons. Dans la paroisse de la Ferrière, le curé, avec son aide, mettait en scène la nativité avec des les habitants du village. Gilbert, son intendant,  serait chargé de conduire les animaux et surtout de les maintenir durant la veillée afin qu’ils ne perturbent pas trop les chants. Jehanne leva la tête vers la fenêtre et, sortant de ses songes,  fut surprise de la voir obturée par une épaisse couche blanche. Il neigeait. Depuis combien de temps ?
                        Les toits, comme la cour, les bosquets et les haies étaient recouverts de ce tapis blanc, on ne trouvait pas d’autre mot pour décrire cette étendue. La nuit tombait, il était temps de se rendre à l’église. Gilbert avait déjà passé le licol autour du cou du bœuf et de l’âne, il restait à attraper quelques moutons. Mais voilà, ceux-là avaient disparu. On avait envoyé les pâtres dans la prairie sur le devant, ils étaient rentrés, grelottant de froid et bredouilles. Plus de troupeau, plus de moutons, la chose était incompréhensible. Jehanne, à son tour, relevant ses robes, emmitouflée dans  une lourde couverture, alla à la recherche des moutons ! Trempée, pataugeant, elle allait renoncer, lorsqu’elle entendit soudain, un faible bêlement. Ah ! Ils n’étaient pas loin les moutons. Ils s’étaient enfouis dans la haute haie déjà couverte de neige, leur pelage s’était confondu avec sa blancheur. « C’est un miracle ! » s’était écrié le jeune Louis qui accompagnait Jehanne. Elle sourit au jeune garçon et pour ne pas le décevoir lui : « Oui, c’est un miracle. Nous nous en souviendrons toujours ».
                                                           *
                        La voix du père a retenti depuis le salon. Il est temps de se rendre à la messe de minuit, bien qu’il soit huit heures. Mais auparavant, les plus jeunes, pour suivre une longue tradition déposent chacun dans la crèche,  un petit mouton qui avait été auparavant dissimulé et qu’ils devaient découvrir. Jeanne lève la tête et regarde le portrait de Jehanne ; on devine un agneau à ses côtés.
                                                                       

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