Bibliophilie
LE PREMIER DIABLE BOITEUX
Se souvient-on du jeu intitulé, Quelques
arpents de pièges ? Il a été créé
par deux Québécois, puis repris en France sous le non moins sympathique titre Remue-méninges.
L’anglais est passé hélas par là et à balayé ces deux images pour imposer le
désormais célèbre Trivial Pursuit. Tant pis. Mais l’on peut toujours
remuer ses méninges et éviter des pièges disséminés dans quelques arpents, en
exerçant sa mémoire et ses connaissances. Quel est, par exemple, l’auteur qui a
composé environ quatre cents comédies ? C’est un Espagnol ? Il vivait
aux XVIe et XVIIe siècles. Son nom ne dit sans doute pas
grand chose aux Français quoique le titre de l’un de ses romans fasse songer à
l’un de ses successeurs français du siècle des Lumières. Luís Vélez de Guevara (1579-1644) a,
en effet, publié à Madrid, en 1641, un texte à la verve pour le moins
satirique : el Diabio cojuelo, novela de la otra vida. Cet ouvrage connut une autre édition
imprimée en 1671 à Saragosse. On sait que Alain-René Lesage (1668-1747) eut
celle-là entre ses mains et s’inspira de son récit, pour composer son propre Diable
boiteux (À Paris, chez la veuve Barbin, 1707,
in-12).
René
Lesage, qui était le fils d’un notaire royal, fut d’abord dépouillé de son
héritage par son tuteur puis de sa
charge de Fermier général, sans doute par un financier qui réussit à l’évincer,
fut donc contraint pour vivre de prendre la plume. Il traduisit nombre de
pièces d’auteurs espagnols, dont une suite de Don Quichotte, par Alonso Fernández de Avellaneda qui n’obtint
aucun succès. C’est avec une pièce de son cru,
Crispin rival de son maître, jouée en 1707 qu’il fut enfin remarqué. Son succès fut encore consacré,
la même année, par ce Diable boiteux qui est davantage une
continuation qu’une imitation du roman espagnol. « Le Diable boiteux
présente d'importantes variantes avec son modèle, ainsi que de nombreuses
intercalations d'histoires provenant de sources espagnoles différentes, comme
Lope de Vega, Rojas Zorilla ou Lugo y Dávila », explique l’expert Alain
Nicolas. En cela [il] emprunte beaucoup à l'esthétique de la nouvelle, les
histoires romanesques courtes formant les deux tiers de l'ouvrage. Dans ce
roman picaresque, réaliste et merveilleux à la fois, il mêle le burlesque au
sentimentalisme, et excelle dans la peinture satirique des mœurs, avec de multiples
touches parodiant Scarron, Sorel, ou Cervantès. »
Cette
édition originale de 1707, ornée d’un frontispice gravé par Magdelaine Horthemels, est particulièrement recherchée, car René Lesage
reprit son texte en 1726 et le modifia considérablement. On compte quatre
éditions semblables à cette originale, dont deux chez la veuve Barbin,
également en 1707, comme les deux autres : à Lyon et à Amsterdam. L’édition de 1726 que l’on pourrait
considérer comme une nouvelle originale (chez la veuve Pierre Ribou, in-12) comprend 12 planches et un frontispice, copié d'après celui
réalisé par Magdeleine Horthemels. La veuve Barbin devait sortir l’année
suivante une édition semblable à l’originale, faisant ainsi cohabiter deux
textes sensiblement différents sous le même titre. Selon les bibliographes
l’édition définitive serait celle de 1737, ainsi intitulée : Le Diable boiteux… avec les entretiens
sérieux et comiques des cheminées de Madrid, et les béquilles du dit diable
par B [ordelon] (A Paris, chez Prault Père, 2 volumes in-12).
Les
éditions du Diable boiteux, ouvrage devenu un classique, mais pas autant que le grand
succès de Lesage, c'est-à-dire l’Histoire
de Gil Blas de Santillanne (1715-1735) se sont depuis, succédées à un rythme
soutenu, notamment celle illustrée par Charles-Emmanuel Patras et
Clément-Pierre Marillier (Amsterdam, 1783) et par Tony Johannot (Paris,
Bourdin, 1840).Sans doute parce que l’on apprécie comme le soulignait l’auteur
anonyme [Joseph de la Porte] de la
Bibliothèque d’un homme de goût (1777), Lesage critiquait la morale d’une
manière badine.
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