Conte de
Noël
TROP PETITE
Les ailes
du moulin lissées par un vent imaginaire, tournent, tournent, tandis qu’à ses
pieds, un gros sac sur l’épaule, le meunier peine à hisser sur le dos de son
âne sa lourde charge. Le paysage est fait de broussailles et d'arbustes moussus
qui émergent de pierres à la chaude couleur de miel, comme celles des maisons
du village. Où se niche donc l'église ? Ah, ici, un peu plus bas, juste après
le pont qui enjambe la rivière. Des moutons paissent dans un pré, sous le regard de leur berger immobile ;
contre ses jambes, son chien dort. Le curé, devant le portail à demi-ouvert,
tient un parapluie rouge à la main. Le temps n'est pourtant pas à la pluie.
D'autant que le ciel est si loin qu'on ne le distingue pas.
La petite
fille, les yeux grands ouverts, cherche l'étoile. Celle-là ne doit pas être
loin. L’enfant sait qu'elle doit indiquer l'emplacement de l'étable. Oui,
l'étable, l'unique. Celle qui a accueilli l'Enfant Jésus et la Sainte Famille,
car il n'y avait plus de place dans l'auberge. Se haussant sur la pointe des
pieds, les mains posées sur le rebord de la table, elle cherche cette étoile
parmi les maisons enchevêtrées, les escaliers, les passages qui les séparent,
ces collines et ces bosquets. En cette fin d'après-midi, le jour commence à
baisser. Les lampes du salon n'ont pas encore été allumées. Les bruits
familiers de la maison sont assourdis grâce à la porte close. La fillette fait
encore un effort pour repérer l'étoile. En vain.
* *
Sa maman
lui avait bien dit de rester jouer dans sa chambre, mais Aliénor a décidé
d'aller contempler la crèche que son grand-frère et son père ont installée dans
la matinée. Elle a assisté à l'ouverture de la boîte en carton vert foncé ornée
d'une vignette colorée sur laquelle elle a reconnu un sapin enneigé. À
l'intérieur, elle a entraperçu les
petits paquets protégeant chacun des personnages en argile coloré et les
éléments du décor.
-Moi aussi, je veux faire la crèche, avait-elle dit à son
frère.
-Tu es trop petite !
lui avait-il rétorqué, les sourcils froncés.
-Tu n'es pas gentil !
Léandre craignait simplement que sa sœur laissât tomber sur le sol des précieux santons.
-C'est pas juste ! La petite fille, les yeux humides, les
poings serrés, a tapé du pied et a couru
se réfugier dans la bibliothèque qu’occupe d'ordinaire son grand-père. Il était
bien là, assis devant l'écran de son ordinateur, entouré de volumes ouverts en
vrac.
-Léandre a dit que j'étais trop petite et que je n'ai pas le
droit de faire la crèche lui explique-t-elle entre deux sanglots.
Grand-père avait ôté ses lunettes, saisit la petite-fille et
l'avait hissée vers ses genoux.
-Écoute-moi, Aliénor. Tu es presque grande. Ainsi que tu me
l'as dit un jour, je suis un peu vieux. Bientôt je serai très vieux et tu seras
très grande. Cela ne me dit rien d'être trop âgé, mais j'apprécie d'être « un
peu », comme toi. Tu devrais découvrir l'avantage d'être encore petite. Imagine
que si tu étais toute petite- petite, tu pourrais entrer dans la crèche et te
promener dans son décor, saluer les personnages et qui sait, te parleraient-ils
? Tu pourrais aller voir Marie et Joseph, caresser le dos de l'âne et les
flancs du bœuf, plonger tes petites mains dans la toison des moutons. Ce serait
merveilleux, ne crois-tu pas ?
La petite fille avait opiné de la tête, effacé ses larmes en
passant la paume de sa main sur ses yeux et
avait demandé :
-Grand-père si j'entre dans la crèche, comment pourrais-je
trouver l'étable ?
-Oh ! C'est simple, avait-il répondu, tu n'aurais qu'à
repérer l'étoile qui doit briller sur son toit. Allez oust ! Va jouer ou
attrape un livre et assied-toi à côté de
moi. Ce soir, je te prendrai dans mes bras et tu pourras voir l'étable où tu
déposeras l'Enfant-Jésus.
La perspective d'être l'autre héroïne de la soirée de Noël
avait réjoui Aliénor. Mais cela ne lui suffisait pas. Les paroles de son
grand-père avaient tourné dans sa tête :
- Ah! Je suis petite et bien je vais devenir encore plus
petite et rapetisser pour entrer dans la crèche.
* *
Aliénor surprend
un bruit de pas dans le couloir menant au salon. Le sapin, malgré les
boules et les guirlandes éteintes, luisant faiblement, ressemble à un fantôme.
Le claquement des talons s'approche. L'enfant se glisse prestement derrière la
nappe recouvrant la table. Elle entend la porte s'ouvrir, un frottement sur le
tapis, puis distingue à travers le voile, une lueur. Quelqu'un vient d'allumer
les lampes, peut-être aussi le sapin ou la crèche ou les deux ? La porte est
refermée. Aliénor sort de sa cachette.
-Oh, c'est beau !
Le sapin
illuminé brille, clignote, lance des éclairs blancs et rouges et fait briller à
leur tour les boules et les guirlandes. Le décor de la crèche est aussi
éclairé. L'enfant repart à la recherche de l'étoile. Pas facile. Sous le pont, les
canards barbotent sur le miroir figurant la rivière, ils ne semblent pas effrayés par la
lavandière ; dans un escalier une vieille femme un panier à son bras bavarde
avec le marchand de vin, tandis que deux musiciens cheminent entre des oies
oubliées par leur gardienne. Quelle musique jouent-ils, se demande l'enfant ?
Elle a l'impression d'entendre une mélodie familière. Elle se penche davantage
pour mieux écouter. Tiens, le meunier s’est déplacé vers eux, suivi par son âne
chargé de deux sacs rebondis d’où s’échappent des fumerolles de farine. Un
jeune garçon, une guitare en
bandoulière, l’accompagne. Elle ne l’avait pas remarqué tout à l’heure près du
moulin. Sans doute gravissait-il la pente y menant ? On dirait qu’il lui fait
signe :
- Viens, viens, je vais te conduire à l’étable, entend-elle.
- Comment ? je suis trop grande.
- J’ai entendu dire que tu étais trop petite, lui dit le
garçon. Profites-en. Tu vas voir, c’est facile. Prends ma main.
En quelques instants, Aliénor se retrouve près de lui. Le
sonneur et le joueur de pipeau entament une chaconne qui lui donne envie de
danser.
-Je m’appelle Christophe, lui dit le garçon. Autrefois,
j’écrivais des chansons, c’est la raison pour laquelle, je porte une guitare.
-Pourquoi n’en écris-tu plus, demande la petite fille ?
-C’est une longue histoire, je te la raconterai plus tard.
Allez, suis-moi. Regarde là-bas, l’étoile n’est pas loin, Marie nous attend
dans l’étable.
Le petit
groupe se faufile alors entre les maisons, les arbustes, saute sur les
cailloux, évite les rochers, foule l’herbe, projette de la poussière. Il croise
le ravi, les bras toujours levés, le garde-champêtre qui cherche les baguettes
de son tambour, le maire vraiment trop
fier de lui, et encore le rémouleur et le vannier, et aussi le bohémien
et les bohémiennes… Tous les villageois sont présents et en marche. Tous ? Sauf
l’endormi, puisqu’il dort. Chacun, en passant
lui dit : « Bonjour Aliénor ! » Son nouveau compagnon Christophe
s’arrête enfin et ils pénètrent dans l’étable. Elle sent le souffle du bœuf et
entend le raclement des sabots de l’âne sur le sol. Une bonne odeur de paille
fraîche l’enveloppe. Marie lève la tête et lui sourit avec un regard aussi doux
que celui de sa maman.
* *
-Aliénor ! Aliénor !
Où est-elle passée demande à voix haute sa mère. On la cherche dans la maison.
Où s’est-elle dissimulée ? Il est temps de se préparer pour se rendre la messe. Nous allons être en retard, il n’y aura
plus de place assise ! Les commentaires vont bon train, tandis que les uns et
les autres cherchent, dans tous les recoins la petite fille. Grand-père, plus
calme, a soudain une intuition. Il se dirige vers le salon et s’approche de la
crèche. Son idée est bonne, il aperçoit sa petite-fille, ravie parmi les
santons, en grand conversation avec les musiciens, les bergers et aussi Marie.
Il vérifie qu’aucun autre membre de la famille n’est dans les parages.
-Aliénor ! appelle-t-il à voix très basse. La petite-fille
lève les yeux et voit son grand-père, plus géant que jamais. – Viens,
maintenant tu sais que tu n’es pas trop
petite.
L’enfant
saute dans ses bras, non sans avoir auparavant, déposé un baiser sur la joue de
son ami Christophe.
-Aliénor est avec moi, lance à la cantonade, le grand-père
tout heureux.
-Mais où était-elle donc passée, demande sa mère ?
-Je l’ignore, répond-il, en, mettant un doigt sur les lèvres
de sa petite-fille. Cela doit être un nouveau mystère de Noël.
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