CONTE DU NOUVEL AN
LA NOUVELLE ÉCORCE DES JUJUBIERS
Est-ce le silence qui
réveille Prune ? Aucune rumeur ne provient de l'extérieur. Pas même le léger frottement qui, dans la cour intérieure
de la maison, signale que l'on balaye la coursive devant le pavillon Est où est installée sa chambre.
Le crissement des fibres sur les dalles n’est guère musical, mais la tire généralement
de sa torpeur du matin. Elle ne l'entend pas. Quel calme autour d'elle ! La
jeune femme se renfonce sous la couverture, reforme son nid et s'y blottit,
cherchant à retrouver encore un peu de chaleur et ne pas perdre le rêve dans
lequel, elle... Les images se sont déjà effacées. Comment les rattraper ? En se
retournant, sa main heurte le montant du lit. Une petite douleur la secoue.
C'en est fait, elle sent qu’elle doit ouvrir les yeux. Pas encore. Elle cherche
un nouveau rêve et laisse défiler l'un de ces films qui s'impose juste avant le
réveil définitif. Prune perçoit, comme dans un brouillard, une silhouette
masculine qui s'avance vers elle. Elle joue à
la mettre en scène dans un décor qui ne parvient pas à se matérialiser.
Est-ce son ami français ? Son visage demeure flou. Pourquoi pense-t-elle
particulièrement à lui ce matin ? Il ne
s'est pas manifesté depuis tant de mois.
Elle se revoit petite
fille, sur la plage normande, courir avec lui pour mieux faire voler leur
cerf-volant. Son cinéma intérieur dévide cet épisode aussitôt suivi par celui
qui les avait menés des années plus tard
dans les allées de Holland Park à Londres. À peine sortis de l'adolescence, ils
ne s'étaient d'abord pas reconnus puis avaient retrouvé leur complicité née durant
leur enfance. Prune fouille dans sa mémoire afin de retrouver ces moments;
mais, à nouveau, ses images se brouillent. Après son retour à Pékin, ils
avaient correspondu quelque temps. Les lettres s'étaient peu à peu espacées. Il
avait pourtant promis de venir lui rendre visite dans sa ville, « sa ville,
comme il le disait. »
Cette fois, il est temps
de se lever. Elle frissonne et enveloppe
sa silhouette menue dans chén yī, sa robe de chambre rouge foncé brodée de
motifs noirs. Sans abandonner ses pensées, elle ne déroge pas à son rite
matinal : avant d’ouvrir les rideaux,
remplir, xiǎo bēi, une petite tasse, d'un breuvage ni trop brûlant, ni trop
tiède, délicatement parfumé au jasmin. Sur la table ronde, près de la fenêtre,
voisine avec un bouquet de fleurs, une haute bouteille thermos couleur fuchsia.
Elle rutile dans la pénombre de la chambre. On distingue inscrit en jaune d’or
shuāng liànqíng, l’idéogramme du double
amour. Chaque soir, avant de s'endormir, Prune la remplit d’une eau
bouillante et dépose à l’intérieur
quelques brins de thé vert parfumé au jasmin. Quelques brins seulement afin que
l’infusion tout au long de la nuit, ne soit pas trop forte. La méthode ferait
frémir l'empereur Shennong, le « laboureur
divin » qui découvrit, il y a, dit-on, quatre mille ans, le thé ; mais il ne
lui en tiendrait pas rigueur apprenant qu'elle a été expérimentée par son ami
Français.
La tasse remplie de son
liquide ambré et odorant, à la main, elle écarte machinalement les rideaux de
la fenêtre de la chambre. Une lumière différente éclaire la cour ; elle est
recouverte d’un voile blanc. Il a neigé ! Les tuiles rondes sur le toit du
pavillon Ouest ont retenu une épaisse masse cotonneuse. Au centre de la cour, les branches des deux jujubiers
ploient sous leur nouvelle écorce.
La jeune femme avait
projeté d'aller avec ses amis, passer la matinée dans le parc du Temple du
Ciel. Ils auraient écouté des chanteurs et des musiciens s'exercer à des airs
d'opéra traditionnel. Avec le temps, il est douteux qu'ils soient nombreux à
honorer ce rendez-vous. Qu'importe, elle s'y rendra. Avec un peu de chance
Quing, Shen Nung et Shun auront, comme elle, bravé les intempéries. Quant aux autres, ils auront surement préféré
paresser au chaud dans leurs appartements perdus dans les nouvelles tours qui
ont poussé çà et là à la place des quartiers anciens. Quoi qu'il en soit, ils
doivent tous se retrouver ce soir, dans la grande maison de Kun afin de fêter
le Nouvel An comme s'ils étaient encore étudiants en France, aux États-Unis ou
en Angleterre.
*
Les rues sont déjà
salies par la circulation. Voitures, camions, bicyclettes électriques, se
bousculent sur la chaussée tandis que les piétons se suivent, se heurtent dans
un désordre multiplié par le risque de
glisser et de tomber. Prune, emmitouflée
dans une grande écharpe bleu-vert, un gros bonnet enfoncé sur la tête, la
démarche vive, slalome entre les cabas, les caisses, les vélos même, de la
population du quartier. Elle parvient enfin à la station de métro. Il y a
quelques années, elle aurait emprunté un
bus. Elle se souvient de leur saleté. Ils arrivaient aux stations, crachotant
une épaisse fumée noire. L’intérieur
était la plupart du temps bondé et… parfumé au chou ou tout autre effluve
indéfinissable. Aujourd'hui, les odeurs ont changé ! Les longs boyaux articulés
et climatisés véhiculent mieux les effluves. Les annonces calquées sur le tub
londonien la font sourire. Une voix flûtée prononce : « You are on the second
line ; next station Chongwenmen » avant de répéter la même phrase en mandarin.
Prune songe que l'ami Français ne manquerait pas de se moquer et de la
taquiner. La correspondance pour la ligne 5 qui doit la conduire à la station Tiantandogmen, celle du Temple,
est bien longue. La sortie est quelque
peu freinée par le passage de portillons trop peu nombreux.
Les promeneurs attirés
par la neige profitent joyeusement du parc. Parmi eux, elle pense reconnaître
une silhouette familière. « Je prends mes rêves pour une réalité, songe Prune.
C'est impossible, il ne peut pas être venu à
Pékin sans m'en avertir ». Il lui
était arrivé de la surprendre à Londres lorsqu'elle y habitait. Elle avait été
furieuse. Cela avait été délicieux. Pas aujourd'hui. Quoiqu'une de ses
remarques dont il est coutumier, lancée
à l'emporte-pièce lui revienne en mémoire : « Tu verras, je viendrai
à Pékin le jour il commencera à neiger.
» Elle avait haussé les épaules. A son
sens, cette plaisanterie signifiait : jamais. Comment prévoir un aussi long
voyage en fonction d'une hypothétique météo ? Il avait répliqué avec un sourire
énigmatique : « Les miracles ne surviennent pas seulement durant la période de
Noël ».
Oh surprise ! tous les membres de leur bande, se
sont dérangés. Un peu partout autour
d'eux les flocons volent venant du ciel ou des boules lancées de ci de là. Ils se retrouvent alors à participer à une
formidable bataille de boules de neige face à autant d’inconnus que d’amis.
Prune n’est pas la dernière à transformer en fantômes poudreux ses adversaires
d’occasion. Les cris et les éclats de
rire fusent au pied des marches conduisant au Temple au triple toit dont les
couleurs bleu et rouge s’estompent derrière le rideau de flocons. Dans le
temple du Dieu de l’Univers, le Mur de l’Écho et les Pierres au triple écho ne
remplissent plus leur office, tellement les sons sont assourdis.
Tout d'un coup, les
boules se font plus pressantes sur Prune. Son bonnet et son manteau sont
recouverts de neige, son écharpe flotte dans cette vague dont elle la cible.
Elle ne distingue plus rien de ce qui l'entoure. À moitié aveuglée, elle entend
ses amis scander son nom et, soudain, alors qu'un tourbillon l'enveloppe
davantage, elle se sent soulevée et devient légère, légère. Vole-t-elle ? Des
bras solides la retiennent avant qu'elle ne tombe. Elle ne comprend pas encore.
Une voix moqueuse, des paroles en français : « Ne t'avais-je pas prévenue Belle
Fleur de Prune ? J'ai simplement demandé au dieu singe Sun Wukong de provoquer
une chute de neige au-dessus de chez toi et hop, il m'a transporté jusqu'ici. »
Les amis rient plus fort. Ils étaient dans la confidence. Prune se penche,
ramasse un bon paquet de neige et le projette vers son ami français. Celui-ci
fait mine de s’enfuir pour se protéger, poursuivi par Prune, le visage
rayonnant.
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