jeudi 25 février 2010
LETTRES DE "LA JEANNE D'ARC" III
- LE ROCHER DANS LA BRUME -
Gibraltar est dans la brume ; la pointe du rocher se dessine vaguement entre quelques éclaircies. A bâbord, les côtes africaines sont tout aussi à demi noyées dans un rideau opaque. Sur la passerelle, les conversations se poursuivent à mi-voix, tandis que l’officier de quart veille à la bonne route. « Gibraltar est grand, lance un corvettard (1). Il y a de la place ; je suis monté pour le plaisir de voir ce détroit qui sépare deux continents ». La « Jeanne » progresse à vitesse réduite. Chacun y va de ses souvenirs. « J’étais à bord du « Colbert », raconte l’un, comme s’il récitait un rapport. A tribord, un pétrolier. Soudain, il oblique vers moi. Avarie de barre. Un autre derrière. J’étais à 25 nœuds ; je suis passé entre les deux ». La brume n’a pas quitté le rocher ; ses grandes plaques de béton destinées à recevoir l’eau des pluies, marquent définitivement notre retour.
La route est dégagée, le pacha lance un ordre : « machine avant 39 tours », c'est-à-dire vitesse à 16 nœuds. Nous avions 4 nœuds de retard provoqués par un courant important. Plutôt que d’attendre la fin de la journée plus propice à cette manœuvre, nous tentons de rattraper ce retard en deux heures.
7 h. 30, un clairon son¬ne le branle bas devant un micro. Pondich, le chiot du commandant hurle à la mort. 8 h. 30 poste de propreté. Les officiers élèves se dirigent vers la salle de conférences, rue des Ecoles. Là aussi c'est la rentrée des classes. Encore un examen. La Jeanne est une petite ville avec ses coursives baptisées de noms de rue. Des sens interdits ou des flèches marquent les escaliers entre la place Pigalle ou celle des Cocotiers. Comme à Paris, certains quartiers sont plus chics que d'autres. Le commandant « ha¬bite » rue du Faubourg Saint Honoré dans un appartement digne de sa fonction. On l’appelle le château. Le matelot descend rue du Paradis dans un poste qu'il partage avec une cinquantaine parfois plus de ses semblables sur des bannettes superposées.
Plus en monte on grade, plus on gagne en con¬fort. « C'est stimulant, dit un officier marinier, il serait dommage que nous ayons tout, tout de suite. On ne ferait pas un effort pour progresser.» Le bâtiment de guerre est un espace cloisonné et hié¬rarchisé. Un moyen indispensable pour assurer sa sécurité, un système qui laisse chacun à son poste et à son rang, comme le maillon d'une chaîne, « Nous sommes des marins dans une boîte de conserves », lance le commandant en second, un capitaine de vaisseau. Chacun doit y mettre du sien et oublier ses états d'âme. Seule recette pour maintenir la cohabitation.
Véritable agglomération souterraine à la surface de l'eau, la Jeanne accueille tous les corps de métiers. Tiens! Le cuisinier du « Pacha » descend vers la cambuse, un papier à la main. Il donne sa liste au major responsable qui remplit son panier. Pendant ce temps une brigade de la cuisine fait monter une partie des quelque 2,5 tonnes de nour¬ritures quotidiennes nécessaires aux repas de l'équi¬page. Les cuistots sont sur le feu, depuis quatre heures le matin. Le premier déjeuner pour la demi¬bordée prenant le quart à midi est servi à 11 heures. Les boulangers ont achevé la cuisson des pains et sorti du four les croissants réservés aux officiers. Chacun remplit son office.
En bas, le tailleur coud son 1200e galon de la campagne. Les postiers annoncent de meilleurs chiffres: 140 000 lettres enregistrées à l’arrivée. Très important le courrier, c'est l’équilibre du marin. Le major postier, le doyen du bord, en est à sa cinquième campagne sur une Jeanne, la première était sur le croiseur, comme le commandant et le commandant en second. Il doit répondre aux innombrables lettres des philatélistes intéressés par les flammes du navire école. Il tamponne aussi volontiers pour le souvenir les carnets de bord personnels des matelots. La coopérative n'ouvre qu'à 5 heures. Bonjour Monsieur l'aumônier!
L'abbé est partout à la fois, il pousse la porte de l'hôpital. « Chico », l’aspirant dentiste a décidément trop de travail, le chirurgien n'a « fait » que 4 appendicites durant la campagne. Assis sur les ban¬quettes quelques uns attendent la visite. Les lits suspendus de l'infirmerie sont bien tentants. Les appels et les ordres ne cessent pourtant de résonner dans les haut parleurs. Une feuille de service détaille les activités de la journée, y compris les numéros des tenues réglementaires très impor¬tant on passe son temps à se changer. (à suivre)
(1) capitaine de corvette (quatre galons) en argot naval.
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