samedi 2 juin 2012


L’ESPION ANGLAIS QUI NE L’ÉTAIT PAS



              Bien malin celui qui pourrait préciser les biographies de deux gentlemen, milord All’Eye et milord All’Ear. Ces deux aristocrates britanniques ont pourtant défrayé la chronique grâce à une correspondance  voulue secrète qu’ils ont échangée au cours de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Si nous la connaissons, c’est grâce à l’infidélité du secrétaire de milord All’Ear. « Il [Le public] s’en doute : cela se pratique toujours ainsi, &  tout avertissement à cet égard serait inutile.  Mais ce qu’il est plus essentiel de lui apprendre, c’est que, soit que milord change ou non de secrétaire, soit qu’il le fasse enfermer  pendre, rouer, empaler ce confident, il  l’en sera pas mieux servi, & nous espérons  pour ne pas dire nous sommes certains que  ce vol se renouvellera tous les ans en notre  faveur », notaient les éditeurs dans un avertissement en tête de l’ouvrage.
              L’édition complète s’intitule ainsi L’espion anglois, ou correspondance secrète entre Milord All'Eye et Milord All'Ear. (Chez John Adamson, A Londres, 1777-1785, 10 tomes en 10 Vol. in 12). Les quatre premiers volumes parurent, sans nom d’auteur, en 1777 sous le titre de  L’Observateur anglais, et les six autres en 1785, après la mort de leur auteur Matthieu-François Pidansat de Mairobert (1727-1779). Celui-ci fut une sorte de brillant touche-à-tout. Officier de marine, il fut aussi avocat au Parlement, secrétaire du roi et du duc de Chartres, occupa même un poste à la censure royale. Il se suicida en 1779 après que le Parlement de Paris lui eût infligé un blâme public pour sa supposée compromission dans le procès du marquis de Brunoy. Restif de la Bretonne qui était son ami, le pleura et commémorait sa mort chaque année.  Son « espion anglais » qui ne l’était donc pas, lui permit d’exercer son talent de pamphlétaire, tout en décrivant la société française de son temps. Il composa son livre sous forme de lettres entre 1774 et 1778, en imaginant qu’un Anglais voyageant en France ayant promis à l’un de ses amis demeuré à Londres, de le renseigner sur les mœurs et les curiosités de la capitale, de « celle qu’on appelle déjà la moderne Babylone ».
              Un exemplaire de la seconde édition (Londres, John Adamson 1777-1785, 10 tomes en 10 Vol. in 12), relié en plein veau d’époque, le dos orné, les pièces de titres en maroquin rouge, a été  adjugé 750 $ (environ 600 €), à New York, le 10 avril 2012 par Christie’s. Cette édition est considérée comme « révisée et corrigée ». L’ouvrage connut quelque retentissement, car « l’esprit de Pidansat était quelquefois marqué au coin des plus cinglantes ironies », notait un critique. Entre temps, parut un Supplément à l'Espion anglais, ou Lettres intéressantes sur la retraite de M. Necker; sur le sort de la France et de l'Angleterre; et sur la détention de M. Linguet à la Bastille. Adressées à Milord All'Eye. Par l'auteur de l'Espion anglais. (Londres,  [en fait Amsterdam] John Adamson [nom emprunté] 1781, in-8). Contrairement à ce que le titre laisse penser, il ne s’agit pas d’un  véritable supplément à « l’Espion anglais » ; mais d'une supercherie littéraire qui permit à son auteur de diffuser un pamphlet.  Celui-ci serait Joseph Lanjuinais (1730-1808) qui fut d’abord bénédictin avant d’embrasser la religion réformée.
              « L’Espion anglais » connut des réimpressions diverses, comme ce  résumé titré L’Espion anglais, ou Correspondance entre deux milords sur les mœurs publiques et privées des Français, (Paris, Léopold Collin, 1809, 2 vol. in-8°) et composé par Jean-Toussaint Merle (1785- 1852), un journaliste et dramaturge qui a également donné un ouvrage sur la conquête de l’Algérie (Paris, Dentu, 183, in-8). Dans les années 1920, un certain bibliophile Pol André, dont nous n’avons pas réussi à percer la véritable identité, et qui s’était fait une spécialité dans l’édition des ouvrages galants, tira « tout ce qui était relatif aux filles galantes du XVIIIe siècle, à leurs clients et à leurs aventures », considérant que « La matière était riche et extraordinairement pittoresque ». Il publia ainsi  Les petits boudoirs sous Louis XV, d’après l’Espion anglais (Albin Michel, s.d [1926], in-8) illustré par 16 planches tirées des gravures anciennes. Les essais politiques même pamphlétaires finissent ainsi, souvent, au rayon des curiosa.

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