L’ESPION ANGLAIS QUI
NE L’ÉTAIT PAS
Bien malin celui qui pourrait
préciser les biographies de deux gentlemen, milord All’Eye et milord All’Ear.
Ces deux aristocrates britanniques ont pourtant défrayé la chronique grâce à
une correspondance voulue secrète qu’ils
ont échangée au cours de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Si nous la
connaissons, c’est grâce à l’infidélité du secrétaire de milord All’Ear.
« Il [Le public] s’en doute : cela se pratique toujours ainsi,
& tout avertissement à cet égard
serait inutile. Mais ce qu’il est plus
essentiel de lui apprendre, c’est que, soit que milord change ou non de
secrétaire, soit qu’il le fasse enfermer
pendre, rouer, empaler ce confident, il
l’en sera pas mieux servi, & nous espérons pour ne pas dire nous sommes certains
que ce vol se renouvellera tous les ans
en notre faveur », notaient les
éditeurs dans un avertissement en tête de l’ouvrage.
L’édition
complète s’intitule ainsi L’espion anglois, ou correspondance secrète entre
Milord All'Eye et Milord All'Ear. (Chez John Adamson, A Londres, 1777-1785, 10 tomes en 10 Vol.
in 12). Les quatre premiers volumes parurent, sans nom d’auteur, en 1777 sous
le titre de L’Observateur anglais, et les six autres en 1785, après la mort de
leur auteur Matthieu-François Pidansat de Mairobert (1727-1779). Celui-ci fut
une sorte de brillant touche-à-tout. Officier de marine, il fut aussi avocat au Parlement, secrétaire du roi et
du duc de Chartres, occupa même un poste à la censure royale. Il se suicida en
1779 après que le Parlement de Paris lui eût infligé un blâme public pour sa
supposée compromission dans le procès du marquis de Brunoy. Restif de la
Bretonne qui était son ami, le pleura et commémorait sa mort chaque année. Son « espion anglais » qui ne
l’était donc pas, lui permit d’exercer son talent de pamphlétaire, tout en
décrivant la société française de son temps. Il composa son livre sous forme de
lettres entre 1774 et 1778, en imaginant qu’un Anglais voyageant en France
ayant promis à l’un de ses amis demeuré à Londres, de le renseigner sur les
mœurs et les curiosités de la capitale, de « celle qu’on appelle déjà la moderne Babylone ».
Un exemplaire de la seconde édition
(Londres, John Adamson 1777-1785, 10 tomes en 10 Vol. in 12), relié en plein
veau d’époque, le dos orné, les pièces de titres en maroquin rouge, a été adjugé 750 $ (environ 600 €), à New
York, le 10 avril 2012 par Christie’s. Cette édition est considérée comme
« révisée et corrigée ». L’ouvrage connut quelque retentissement, car
« l’esprit de Pidansat était quelquefois marqué au coin des plus
cinglantes ironies », notait un critique. Entre temps, parut un Supplément à l'Espion anglais, ou Lettres
intéressantes sur la retraite de M. Necker; sur le sort de la France et de
l'Angleterre; et sur la détention de M. Linguet à la Bastille. Adressées à
Milord All'Eye. Par l'auteur de l'Espion anglais. (Londres, [en fait Amsterdam]
John Adamson [nom emprunté] 1781, in-8). Contrairement à ce que le titre
laisse penser, il ne s’agit pas d’un
véritable supplément à « l’Espion anglais » ; mais d'une supercherie littéraire qui permit à son auteur de
diffuser un pamphlet. Celui-ci
serait Joseph Lanjuinais (1730-1808) qui fut d’abord bénédictin avant
d’embrasser la religion réformée.
« L’Espion anglais » connut
des réimpressions diverses, comme ce résumé titré L’Espion anglais, ou
Correspondance entre deux milords sur les mœurs publiques et privées des
Français, (Paris, Léopold Collin, 1809, 2 vol. in-8°) et composé par Jean-Toussaint Merle (1785-
1852), un journaliste et dramaturge qui a également donné un ouvrage sur la
conquête de l’Algérie (Paris, Dentu, 183, in-8). Dans les années 1920, un
certain bibliophile Pol André, dont nous n’avons pas réussi à percer la
véritable identité, et qui s’était fait une spécialité dans l’édition des
ouvrages galants, tira « tout ce qui était relatif
aux filles galantes du XVIIIe siècle, à leurs clients et à leurs
aventures », considérant que « La matière était riche et
extraordinairement pittoresque ». Il publia ainsi Les
petits boudoirs sous Louis XV, d’après l’Espion anglais (Albin Michel, s.d
[1926], in-8) illustré par 16 planches tirées des gravures anciennes. Les
essais politiques même pamphlétaires finissent ainsi, souvent, au rayon des
curiosa.
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