dimanche 11 novembre 2012



OUVERT LA NUIT, UN MONDE NOUVEAU

               « Parmi toutes les lignes de paquebot qui traversent l'océan Pacifique, je préfère, voyageant plus pour les affaires que pour le plaisir, celles qui empruntent la voie la plus courte ». Paul Morand (1888-1976)  aimait le bateau, autant que l'avion et l'automobile et laissait croire qu'il était un homme pressé. Son ouvrage De la vitesse (Paris, Kra, 1929, in‑12) dont il existe 200 exemplaires sur Hollande, non rogné, a entretenu cette illusion. Sachant goûter tous les plaisirs et surtout profiter de ce que les petits et grands événements lui proposaient, Morand en a tiré une œuvre abondante qui aborde tous les domaines de la littérature. Il excella davantage dans celui de la nouvelle. « La nouvelle, disait‑il, c'est une nuit dans un motel américain ; vous recevez des mains du portier les clés du bungalow et du garage ; ensuite  self-service. Le lecteur est payé comptant ; cash and carry ; on lui emballe l'espace et le temps dans un seul paquet ». Une remarque littéraire qui ressemble à l'homme. Un mélange de conformisme et de dandysme. Une fuite et une réponse. Sa définition du roman, « une espèce de voyage au gré des vents dans un ballon libre », s'oppose au « saut périlleux » de la nouvelle. On va vite, pas de routine.  
           On rapporte que Paul Morand fut bouleversé par la lecture de Du côté de chez Swann : « C'est rudement plus fort que Flau­bert », se serait‑il exclamé ? Ces paroles furent rapportées à Marcel Proust par Henri Bardac, collègue de Morand à l'ambassade de France à Londres. Un soir – sans doute fin 1915 - vers onze heures, on sonna à la porte du jeune secrétaire d'ambassade (rentré à Paris) : « Je suis Marcel Proust ».  Une amitié durable naquit entre les deux hommes. Le premier encouragea le second à publier ses nouvelles. Le premier recueil publié par Morand, Tendres stocks, sortit chez Gallimard en 1921, avec, insigne faveur, une longue préface signée Marcel Proust. Ce texte avait, en fait, d’abord paru dans La Revue de Paris du 15 novembre 1920, sous la signature de Proust et portait en guise de titre : « Pour un ami (remarques sur le style). Il fut ensuite placé en tête de l’ouvrage. Il a bénéficié d'un tirage de tête de 120 exemplaires réimposés au format in‑4 sur vergé de Lafuma‑Navarre.
           Si Tendres stocks demeura, à l’origine, quelque peu confidentiel, ce ne fut pas le cas du deuxième recueil, Ouvert la nuit (N.R.F. 1922), qui bénéficia d’abord d’une campagne de presse qui tranchait avec les habitudes austères de la NRF et connut un succès sans précédent. On en vendit 10 000 exemplaires en onze jours, six mois plus tard, on atteignait les 50 000. Il en a été tiré un seul grand papier après les réimposés. Ce titre a bénéficié très vite (N.R.F. 1924, pet. in‑411) d'une édition illustrée de six aquarelles par Dufy, A. Favory, R. de La Fresnaye, A. Lhote, L‑A. Moreau et Dunoyer de Segonzac dans un tirage limité à 320 dont 10 sur vieux Japon teinté et 305 sur Arches.
           Les six nouvelles composants Ouvert  la nuit entraînent certes le lecteur dans le monde de la bohème cosmopolite, en Espagne, Hongrie, Turquie, Italie, mais se voulaient être un avertissement : « J’ai écrit mes premières nouvelles pour frapper un coup, non pas en littérature, mais dans le siècle. C’était ma façon d’annoncer aux gens que des signes étaient en train d’apparaître dans le ciel », devait écrire Morand dans la préface de la réédition de 1957. Après la Grande guerre, un monde venait de s’écrouler, un autre se levait. Le plus beau symbole de ce bouleversement pourrait être matérialisé par l’exemplaire (un des 790 sur vélin pur fil, un des 30 de l’auteur) que Morand offrit à son ami avec cet envoi : « à Marcel Proust, qui voit la nuit, son ami ». Nous avons vu cet exemplaire relié en demi-chagrin vert, à la Biennale des antiquaires sur le stand du libraire Jean-Claude Vrain. Le passé et le futur réunis.

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