LE
SAINT GWIN GWENN
Là-bas
dans mon pays, entre Plouarzel et l’Aber Wrac’h, le ciel est parfois si bas sur
la mer que l’on évite de le toucher de peur que les nuages ne déversent d’un
seul coup leur crachin. L’église de notre hameau, bâtie en granit bien rude
gris taché par le lichen, ne cesse de se battre contre les vents et les pluies.
Lorsque les ondées laissent la place à des rayons de soleil, ce qui arrive plus
fréquemment que les étrangers ne l’affirment, ces pierres prennent la couleur
du miel. Surtout la veille de Noël. Nul ne peut expliquer ce phénomène. Bref,
ce soir-là, la cloche – il n’y en a qu’une, le pays est trop pauvre pour en
posséder deux et de toute manière le clocher est si étroit qu’on n’aurait
jamais pu en glisser une autre – sonnait à toute volée à s’en fendre sa robe de
bronze. Alors que les dernières notes s’évanouissaient, nous avions cru
voir les pierres devenir un peu ocre. Il
est vrai que nous rentrions d’une virée chez la mère Maden. La perception de
notre vision devait être quelque peu altérée.
Il
n’y avait plus de recteur depuis longtemps, mais le vicaire épiscopal de Brest
nous avait dépêché un prêtre qui venait célébrer la messe pour les grandes
fêtes. Ce 24 décembre-là, il avait emmené avec lui le jeune Olivier, tout droit
sorti de la rue du Château, ravi d’échapper aux obligations familiales qu’il
jugeait trop pesantes. On le connaissait bien ce gamin moqueur qui appréciait
le vin encore logé au fond des
burettes. Il ne manquait jamais
de nous en faire profiter à sa manière. Toujours est-il que pour la veillée,
les femmes avaient sorti leurs plus beaux atours ; les
coiffes en dentelle et les
chemisiers brodés étincelaient de blancheur. On ne distinguait que ces
curieuses silhouettes tronquées sur les chemins qui descendaient vers l’église.
Les suivaient les hommes, tenant haut des fanaux de leurs mains
encore gourdes d’avoir hâlé les lourds filets poisseux. Ceux-là, avaient le pas
lourd, hésitant, mal à l’aise sur la
terre ferme, engoncés dans leur costume sombre de fête, la cravate trop serrée
autour de leur col empesé. Ils maugréaient en songeant qu’il aurait été bien
plus agréable de se réunir entre gars de la pêche, dans l’estaminet de la mère
Maden, à boire l’un ces gwin gwenn râpeux qui aide à délier les langues, tandis
que les femmes emmagasinaient une bonne
dose de prières auprès de la Bonne Mère
pour les protéger en mer. Là, ils se tenaient cois devant le portail, sous le
regard sévère de leurs épouses qui jetaient un œil désapprobateur vers la
façade encore allumée du « Café des pêcheurs ».
Le
recteur, suivi d’Olivier le saut rempli d’eau bénite à la main, aspergea d’un
bon coup de goupillon la façade devenue couleur de miel, puis la foule des
fidèles qui, chantant à pleine voix le cantique Kanam Noël, accompagné par les
notes grinçantes de l’harmonium, pénétra dans la nef éclairée par des dizaines
de chandelles disposées çà et là, surtout devant la crèche. Il avait été
entendu qu’Olivier accompagné par Soizic, la fille de Jakez, le patron de la
Belle Iroise, déposerait l’Enfant Jésus dans la mangeoire. Le jeune adolescent
ne connaissait pas la jeune fille. Lorsqu’il se trouva en face d’elle, ses yeux
verts prirent la couleur de l’aube
marine. Il est vrai qu’elle était jolie comme tout la Soizic. Jakez
guettait du coin de l’œil son trésor, se méfiant déjà de l’enfant de chœur.
A l’issue de la cérémonie, dans la
sacristie, Olivier rangeait les ornements, s’apprêtant discrètement à remplir
des petites fioles, des restes du « vin de messe ». Il les destinait, complice,
à ses amis marins-pêcheurs, sevrés le temps des célébrations religieuses. Il
fallait les voir après qu’il les avait glissées subrepticement dans les mains
calleuses, comment d’un coup, ils les vidaient. Cela aurait été de l’alcool à
brûler, ils l’auraient avalé aussi vite. « Tu peux y aller, je te rejoins
devant le porche », dit le recteur au garçon, puis ajouta moqueur : « Tu as bien rempli les fioles, ils
t’attendent ! » Les gars de la Belle Iroise s’apprêtaient à vider d’un coup sec
le contenu de leur fiole, lorsqu’ils suspendirent leur geste. Le parfum et le
goût de ce gwin gwenn ne ressemblait en rien à tout ce qu’ils avaient bu
auparavant. À partir de ce Noël-là, les
hommes de chez nous devinrent presque sobres. Quant à Olivier, il reçut en
cadeau le sourire de Soizic, tandis que Jakez lui donnait une chaude bourrade
sur l’épaule.
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