jeudi 25 avril 2013


LES FLEURS DU MAL DE SCHWABE

              Les Fleurs du mal (Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857 in-12), dédiées à Théophile Gautier, furent tirées à environ mille cent exemplaires, mille trois cents dit Clouzot (1) plus une vingtaine sur papier de Hollande. Le propre exemplaire de Baudelaire – conservé à la bibliothèque Mazarine – est l’un de ceux imprimés sur papier ordinaire. Celui de Théophile Gautier est sur Hollande et porte cet envoi manuscrit : « Mon bien cher Théophile, la dédicace imprimée à la première page n’est qu’une ombre très faible de l’amitié et de l’admiration véritables que j’ai toujours éprouvées pour toi. Tu le sais… » Celui d’Alexandre Dumas également, est, selon le bibliographe Maurice Chalvet, le seul connu dédicacé et resté broché. Il porte sur la page de titre cet envoi : « à Alexandre Dumas, à l’immortel auteur d’Antony, témoignage d’admiration et de dévouement, Ch. Baudelaire ».
              Les éditions du recueil de poèmes avec ou sans les pièces condamnées,  se sont depuis multipliées, non pas à l’infini, mais presque. Du côté des illustrés, on en compte une bonne soixantaine. Nous serions bien en peine de désigner la meilleure, ce qui nous évite de mentionner les pires. Toujours est-il que la première, celle d’Armand Rassefosse (les Cent Bibliophiles, en 1899 (in-4) comporte 170 eaux-fortes originales en teinte ou en couleurs pour un tirage à 115 exemplaires sur papier vélin crème au filigrane des Fleurs du mal. Cette série d’illustrations fit date. La seconde édition illustrée nous semble plus intéressante, car elle correspond à l’esprit symboliste de la fin de siècle, mais sans tomber dans ses errements. Carlos Schwabe (1866-1926)  n’aurait sans doute pas, sans l’insistance de l’éditeur Charles Meunier,  choisi le texte de Baudelaire,. Il était, en effet, comme le rappelle son biographe David Jumeau-Lafond (2), « resté hermétique au symbolisme mallarméen ». Il devait ainsi confier, dans une lettre datée du 16 avril 1896,  au fils du philosophe laïque, Gabriel Séailles : « Je me penche sur ces sacrées Fleurs du mal les mains sur le front (voire même les doigts dans le nez) et je me casse la cervelle pour y dénicher quelque chose d’assez potable et je t’assure que ce potable est dur à trouver sur ces poèmes qui ne donnent pas d’images. Ah, il faut les créer de toute pièce et voilà le hic car je suis malgré le besoin, toujours porté à voir en moi ».
              La  réalisation de ces  Fleurs du mal (Paris, Charles Meunier, 1900, fort-in 4) devait durer quatre ans. Cette édition tirée à 77 exemplaires sur Vélin du Marais, est composée de 10 eaux-fortes originales hors texte et de 13 bandeaux, gravés en couleur au repérage et tirés à la poupée. La couverture et les culs-de-lampe en noir ont été gravés par P. Delange. Nous  en avons eu récemment tenu entre nos mains, un exemplaire relié en 1910 par Ch. Meunier, en « maroquin aubergine, sur fond rouge au décor foisonnant couvrant tous les plats,  composé de chardons à feuillages de veau marbré dans lesquels s’enroule un serpent agressif, variante du décor sur le second plat avec l’adjonction d’une tête de mort, dos orné dans le même style, doublure différente sur chaque plat : sur un fond beige une savante composition comprenant chardon, serpent, orchidée (seulement sur le premier) et crânes, tranches dorées sur témoins, dans une boîte-étui de chagrin olive ». Il est, en outre, enrichi d’une suite en noir de toutes les gravures, de nombreux états des planches hors et dans le texte, épreuves d’essais en noir ou en couleurs sur satin, papier de Chine, parfois avant la lettre. Selon l’expert Dominique Courvoisier, cette reliure de Charles Meunier est « l’une des plus magistrale que l’on puisse rencontrer ».
              Quant aux illustrations, elles sont, sans aucun doute, les plus spectaculaires à accompagner les poèmes de Baudelaire. Schwabe devait dire qu’elles avaient « épaté ». Les commentaires évoquèrent dans langage plus imagé, « une vraie puissance symbolique et décorative des fleurs vénéneuses ».
                                                            
(1)    Guide du bibliophile français, XIX° siècle, Librairie Giraud-Badin, nouvelle édition 1996.)
(2)   Carlos Schwabe, Symboliste et visionnaire par Jean‑David Jumeau‑Lafond, A.C.R. Edition, 1994.
On peut voir une œuvre de Carlos Schwabe au musée d’Orsay dans l’exposition « L’Ange du bizarre, le romantisme de Goya à Max Ernst, jusau’au 9 juin 2013.                     

dimanche 10 mars 2013



bibliophilie
UN FORBAN EST AUSSI UN PHILOSOPHE




              Il n’était pas bon d’être républicain sous le règne de Charles X. Nous pouvons le comprendre, les relents de la Révolution répandaient encore leurs mauvaises odeurs. Le frère de louis XVI, le roi assassiné, n’était pas, non plus connu, pour son ouverture d’esprit. Quoi qu’il en soit, sitôt leur sortie de l’imprimerie, les Mémoires d’un Forban philosophe (Paris, Moutardier, 1829, in-8) furent saisies par la police. Des exemplaires ont toutefois échappé au pilon, car l’un d’entre eux, figurait récemment dans le catalogue d’une vente de livres anciens à Drouot.  
              Ce texte est naturellement anonyme. Jacques Cellard (1920-2004), indique dans son Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours (Éd. Mazarine, 1985) que « L'histoire de l'ouvrage est enveloppée d'obscurité. Sitôt paru, il est saisi et détruit par la police de Charles X; non pas pour des raisons de convenance sociale (l'argot et le récit lui-même), mais pour des raisons politiques. Inconnu de nous jusqu'à de meilleures recherches, l'auteur ne l'était certainement pas de la police royale, qui devait le tenir à juste titre pour un républicain dangereux ».  À lire le résumé du livre, publié dans le catalogue de l’éditeur, daté de 1835,  rien ne semble être particulièrement subversif : « Les Mémoires d'un forban philosophe ne sont autre chose que la vie d'un marin célèbre qui a passé par toutes les étamines : infamie des prisons et des galères, meurtres, crimes, trahisons, assassinats, tout s'y trouve mis au grand jour par l'auteur lui-même, qui rachète en quelque sorte ses forfaits par des réflexions philosophiques, trop hardies, sans doute, mais qui relèvent toujours son récit ». Ce sont celles-là, ces réflexions qui n’eurent pas l’heur de plaire aux services de la censure royale. Il est toutefois qualifié par  Robert-Charles Yves-Plesssis, auteur de la Bibliographie raisonnée de l’argot et de la langue verte en France du XVe au XXe siècle (1) comme « virulent et subversif est, pour partie, rédigé en argot. »
              L’auteur inconnu n’a pas désarmé après la saisie de son ouvrage. Il a repris sa copie et l’a portée chez un autre éditeur, en fait un imprimeur complaisant, qui a ôté les deux feuillets de l’avis de l’éditeur Moutardier, modifié le titre et choisi une nouvelle couverture. Ce qui donne Les Voleurs, les Mouchards et les Pendus. (Paris, chez les marchands de Nouveautés, sans date [1829]. In-8).
              Ce forban philosophe eut des lecteurs qui en ont tiré un bon profit, notamment Victor Hugo qui l’utilisa dans Les Misérables (Bruxelles, Lacroix,  1862, 10 volumes, in-8) et le Dernier Jour d'un condamné (Paris, Charles Gosselin, Libraire - Hector Bossange, Libraire, 1829. In-12). Pour préparer les dialogues argotiques des Misérables, Hugo a, comme le rapporte Jacques Cellard,  « pillé Le Forban philosophe qui est, beaucoup plus que les Mémoires ou Les Voleurs de Vidocq, sa source essentielle pour les personnages de Thénardier, de Gueulemer, de Montparnasse ou de Gavroche. Ce n'est pas un reproche : le choix était heureux, Le Forban philosophe présentant pour lui le double avantage d'être un véritable texte à situations romanesques, et d'être tombé, en 1862, dans un oubli complet. » Hugo a repris aussi l’épisode des retrouvailles, dans l'indifférence, d'un fils et d'un père, tous deux pègres (Taupin et son père pour le premier, Gavroche et Thénardier pour le second) ; et celui de l'évasion. Dans l'inventaire de la bibliothèque de Victor Hugo à Guernesey, rédigé par Julie Chenay, l'ouvrage est attribué à un certain R. Buchez.
                                                
(1)   (Paris, Daragon, 1901), tiré à 175 exemplaires, réédités par Slatkine reprint en 1968.

vendredi 1 mars 2013




Bibliophilie

LE PREMIER DIABLE BOITEUX



              Se souvient-on du jeu intitulé, Quelques arpents de pièges ? Il a été créé par deux Québécois, puis repris en France sous le non moins sympathique titre Remue-méninges. L’anglais est passé hélas par là et à balayé ces deux images pour imposer le désormais célèbre Trivial Pursuit. Tant pis. Mais l’on peut toujours remuer ses méninges et éviter des pièges disséminés dans quelques arpents, en exerçant sa mémoire et ses connaissances. Quel est, par exemple, l’auteur qui a composé environ quatre cents comédies ? C’est un Espagnol ? Il vivait aux XVIe et XVIIe siècles. Son nom ne dit sans doute pas grand chose aux Français quoique le titre de l’un de ses romans fasse songer à l’un de ses successeurs français du siècle des Lumières. Luís Vélez de Guevara (1579-1644) a, en effet, publié à Madrid, en 1641, un texte à la verve pour le moins satirique : el Diabio cojuelo, novela de la otra vida. Cet ouvrage connut une autre édition imprimée en 1671 à Saragosse. On sait que Alain-René Lesage (1668-1747) eut celle-là entre ses mains et s’inspira de son récit, pour composer son propre Diable boiteux (À Paris, chez la veuve Barbin, 1707, in-12).
              René Lesage, qui était le fils d’un notaire royal, fut d’abord dépouillé de son héritage par son tuteur  puis de sa charge de Fermier général, sans doute par un financier qui réussit à l’évincer, fut donc contraint pour vivre de prendre la plume. Il traduisit nombre de pièces d’auteurs espagnols, dont une suite de Don Quichotte, par Alonso Fernández de Avellaneda qui n’obtint aucun succès. C’est avec une pièce de son cru,  Crispin rival de son maître, jouée en 1707 qu’il fut enfin remarqué. Son succès fut encore consacré, la même année, par ce Diable boiteux qui est davantage une continuation qu’une imitation du roman espagnol. « Le Diable boiteux présente d'importantes variantes avec son modèle, ainsi que de nombreuses intercalations d'histoires provenant de sources espagnoles différentes, comme Lope de Vega, Rojas Zorilla ou Lugo y Dávila », explique l’expert Alain Nicolas. En cela [il] emprunte beaucoup à l'esthétique de la nouvelle, les histoires romanesques courtes formant les deux tiers de l'ouvrage. Dans ce roman picaresque, réaliste et merveilleux à la fois, il mêle le burlesque au sentimentalisme, et excelle dans la peinture satirique des mœurs, avec de multiples touches parodiant Scarron, Sorel, ou Cervantès. »
              Cette édition originale de 1707, ornée d’un frontispice gravé par  Magdelaine Horthemels, est particulièrement recherchée, car René Lesage reprit son texte en 1726 et le modifia considérablement. On compte quatre éditions semblables à cette originale, dont deux chez la veuve Barbin, également en 1707, comme les deux autres : à Lyon et à Amsterdam.  L’édition de 1726 que l’on pourrait considérer comme une nouvelle originale (chez la veuve Pierre Ribou, in-12) comprend 12 planches et un frontispice, copié d'après celui réalisé par Magdeleine Horthemels. La veuve Barbin devait sortir l’année suivante une édition semblable à l’originale, faisant ainsi cohabiter deux textes sensiblement différents sous le même titre. Selon les bibliographes l’édition définitive serait celle de 1737, ainsi intitulée : Le Diable boiteux… avec les entretiens sérieux et comiques des cheminées de Madrid, et les béquilles du dit diable par B [ordelon] (A Paris, chez Prault Père, 2 volumes in-12).
              Les éditions du Diable boiteux, ouvrage devenu un classique, mais pas autant que le grand succès de Lesage, c'est-à-dire l’Histoire de Gil Blas de Santillanne  (1715-1735)  se sont depuis, succédées à un rythme soutenu, notamment celle illustrée par Charles-Emmanuel Patras et Clément-Pierre Marillier (Amsterdam, 1783) et par Tony Johannot (Paris, Bourdin, 1840).Sans doute parce que l’on apprécie comme le soulignait l’auteur anonyme [Joseph de la Porte] de la Bibliothèque d’un homme de goût (1777), Lesage critiquait la morale d’une manière badine.

jeudi 31 janvier 2013







UN HURON SUR LE DE GRASSE

La frégate De Grasse sera retirée du service cette année, après trente-cinq d'activité. A l'occasion d'un embarquement en novembre 1992, j'y ai effectué une drôle de visite.








Du haut de la colline, fermé par une porte dédiée à un certain Caffarelli, un ancien chef de la région, j'ai eu le bonheur de contempler ce village composé de huttes flottantes. Impressionnant, Rangées con­tre des trottoirs, elles sont lon­gues et étroites, toutes grises hérissées de tiges et de fils, par­fois ornées d'une banderole de couleur. Ces huttes en fer ne sont pas toutes de la même taille mais possèdent un point com­mun, cette rangée de fenêtres carrées. Elles sont les seuls yeux de ces constructions, celles qui permettent à leur chef de juger l'extérieur. Les membres de cette tribu qui se désigne sous le nom de Royale, sont curieusement vêtus pour la plupart de la même manière en laine avec une dominante bleue. Les anciens, ceux qui appartien­nent aux conseils, se distin­guent des autres par des petites barres jaunes cousues sur la poi­trine ou sur les épaules. Plus il y en a, plus responsables ils sont. On les salue en portant la main à son front et on les appelle souvent de la même manière, même si le nombre de barre diffère.« Ce n'est pas dif­ficile, m'a expliqué l'un d'entre eux , les lieutenants se nom­ment capitaine et les capitaines s'appellent commandant » D'autres sont appelés patrons. J'appris encore que chaque hutte était dirigée par un pacha lui‑même placé sous l'autorité d'un amiral. Pacha ! Amiral ! ces hommes devaient descen­dre, me suis‑je demandé, des Emir al Bahr, les chefs de la mer, autrefois combattus par les croisés et les chevaliers de Malte. Il s'agit en fait d'une imi­tation, devenue surnom puis appellation officielle. Le Con­seil des sages donne souvent, en revanche, le nom d'un cheva­lier à l'une de ses huttes flottantes.

Ainsi le De Grasse. Son pacha m'apparut immédiatement sympathique. Il parlait jeune. « Nous entrons en hyper... » me dit‑il d'emblée pour m'expliquer ce qui nous attendait. Erreur. Il n'y avait rien de super dans ses propos. IPER signifiait, « indisponibilité périodique pour entretien et réparation ». Situation tout à fait différente de la PEI, «période, entretien, intermé­diaire » qui veut dire en fait que la hutte est aussi indisponible « mais avec un délai qui a changé... » Bref, je compris tour de suite que mon bagage était incomplet. Il me manquait l'Assimil de la tribu Royale. Tôt le matin, au moment du petit-déjeuner, pris dans un carré prismatique, je me suis trouvé confronté à un autre langage. Il était question de G 08, H.9 et H. 10. De présence dans le han­gar en F.20 ; cette dernière était d'ailleurs indispensable ? Devant mon air ahuri, on m'expliqua que le compresseur B.P. était « quelque chose qui se lançait... » Puis l'on m'assura que ce que je prenais vulgaire­ment pour une hutte en fer, était logistiquement un B.P.H. Ah ! Un bâtiment porte-­hélicoptère. Je me risquai alors à faire valoir un peu de ma cul­ture en citant le P.H. Jeanne d'Arc. Rien à voir, c'est un porte‑hélicoptères. L's supplémentaire devant sans doute faire la différence. Je me tus écrasé, puis me réveillai pour demander ce que signifiait la T.T.O. dont on cherchait à connaître l'état afin de décider ou non de passer sur les boucles. Mon oreille m'avait trahi, on avait bien dit « état de la météo ». Celui‑ci s'est avéré être par­ticulièrement déplorable, mais la tribu des Royales est composée de braves et nous sommes partis vérifier la bonne flottabi­lité de notre hutte. Vaille que vaille, le Huron que j'étais, secoué en même temps que la houle, tenta de suivre les hyper­activités, où l'on effectua néanmoins des mesures, notamment acoustiques. A ce propos j'entendis prononcer par un assistant-technicien, une sen­tence admirable « le bruit à l'avantage sur le magnétique, c'est qu'on l'entend ».

Mais, dans la Royale on n'aime pas le bruit. « C’est dan­gereux » m'assura le pacha qui tentait de faire fondre sa hutte dans l'environnement. Ecologiste sans doute, poète encore. Car pour lui, l'ensemble de ces bruits nuisibles pour l'efficacité de l'habitacle flottant corres­pond à un orchestre dont il s'agit de ne faire jouer les musi­ciens qu'à certains moments propices et de faire taire les autres, ‑ ceux qui ne servent pas ». Au sommet de notre mât s'agite un pavillon rouge, une coutume locale qui peut encore se traduire par « nous faisons des passes ». Je saisis alors l'expres­sion « plutôt que de mouiller, on va faire un hippodrome ». J'ai songé que cette manière devait relever d'un autre temps, celui où les chefs de la Royale regagnaient leur demeure à che­val. Ne disent‑ils pas encore : « nous sommes coincés à quai avec l'attelage au complet ? » Une dernière manœuvre, la « prise de coffre » n'a pas parti­culièrement affecté à mon grand étonnement le commissaire du bord. Un membre de la tribu, vêtu de jaune cette fois, est allé sortir le mât de beaupré indiquant que nous « étions rat­tachés au trottoir ».