jeudi 3 octobre 2013



LA DERNIÈRE ÈPOPÈE DE MAURICE BARRÈS 

              « Les jardins de Qalaat étaient réputés parmi les plus beaux de la Syrie, dans un temps où les Arabes excellaient dans l’art d’exprimer avec de l’eau et des fleurs leurs rêveries indéfinies d’amour et de religion », note Maurice Barrès, dès les premières lignes de son roman Un Jardin sur l’Oronte. Celui-là évoque la Syrie au XIIIe siècle, mettant en scène un jeune Franc chrétien, Guillaume et Oriante, musulmane, favorite de l’ Émir qui vient de conclure un traité de paix avec le comte de Tripoli. Le chevalier tombe amoureux de la jeune femme qui lui envoie « une meilleure qu’elle », sa suivante Isabelle la Savante. Guillaume vit une fausse félicité, jusqu’à ce que le comte d’Antioche qui n’avait pas négocié de trêve, ne vienne mettre le siège devant Qalaat. Au cours des affrontements, l’Émir trouve la mort, laissant ainsi les deux jeunes gens, libres de vivre leur amour. Le récit ne s’achève pas de la sorte ; Guillaume et Oriante se perdent avant de se retrouver et être séparés à jamais. Un Jardin sur l’Oronte est une épopée à trois voix où l’on choisit l’enfer comme un délice, ou l’inverse. Des bras d’Isabelle à ceux d’Oriante, Guillaume, en goûte tous les délices et toutes les amertumes.
              Un Jardin sur l’Oronte a été publiée par Plon-Nourrit, le 17 mai 1922, (in-12). Le tirage de tête a été tiré à 50 exemplaire sur papier de Chine. Avec cet ouvrage, « Barrès, “vieux croisé sexagénaire” débouclait enfin son armure dont « il laisse tomber les pièces sur le gazon oriental des jardins de l’enchanteresque Oriante», notait André Fraigneau dans la préface qu’il donna à une réimpression dans la collection Alphée des Éditions du Rocher (1988). Ce roman, le dernier que Barrès ait écrit, car il mourut l’année suivante de la parution, ne plut pas à tout le monde. Il fut vilipendé par les néo-thomistes qui avaient vu, auparavant, en lui, l’un des chantres de la religion. Vallery-Radot publia dans La Croix, un article vengeur : « Ce qui nous cause un certain malaise dans la lecture de ce Jardin sur l’Oronte, c’est que hiérarchie classique des valeurs morales et religieuses se trouve bouleversée ». Barrès a confié à André Fraigneau qu’il était furieux de ces réactions. Mais quelle apothéose dans la “trahison” ! 
              En fait, Oriante ressemble à Anna de Noailles, née Brancovan, l’amour de sa vie. Les traits de “la musulmane courageuse” sont transparents. On ignore qu’ils s’étaient retrouvés et se revoyaient en secret depuis 1916. Comme tout bon écrivain - sincère - ils avaient conservé chacun le double de leurs lettres. Ils se mirent d’accord - preuve qu’ils se  rencontraient - pour que leur correspondance soit publiée en l’an 2000. Ce souhait n’a pas été respecté, elle a été publiée en 1994 (1). Entre temps, Un Jardin sur l’Oronte a bénéficié de trois éditions illustrées. La première chez Alexis Rieder à la librairie de la Revue Française par Hermine David par Hermine David (3/6 pointes sèches) ;  la deuxième en 1926,  aux Éditions G. Crès, par Othon Friesz avec 47 bois ; et la troisième aux  éditions Javal & Bourdeaux, par André Suréda. Celui-ci réalisa 17 aquarelles, gravées sur bois par Robert Dill. Il en a été tiré 490 exemplaires, dont 75 sur Japon impérial. On en rencontre contenant une suite des illustrations sur Japon impérial, la décomposition d'un hors-texte sur Chine et une suite des têtes de chapitre et des culs-de-lampe en noir et or sur Chine.  
              A Qalaat, en Syrie, un jardin conserve la fraîcheur de ses fleurs et des ses plantes. Des ruisseaux tirés de l’Oronte – dont le nom signifie en arabe, “rebelle” - le baigne sans cesse et murmure autour des buissons. On croit entendre parfois chanter une voix féminine : « Le bleu est sur Damas, sur Tripoli, sur  l’Europe, sur le désert, sur toute l’Asie, mais non ici. Dans tes bras, où que ce soit, je trouverai le bonheur, je trouverai l’univers. Mais toi, tu préfères nos souffrances et ta chaîne, à la liberté d’être tout l’un pour l’autre ».  
                                     
(1)   Anna de Noailles, Maurice Barrès : correspondance 1901-1923. Par Claude Mignot-Ogliastri, L’Inventaire, 1994.

lundi 8 juillet 2013



HERO ET LÉANDRE, LES FIANCÉS D’ABYDOS


              Non loin de la rive asiatique, dans le Bosphore, se dresse sur une petite île, une tour  nommée Kız Kulesi (Tour de la Fille). Elle semble avoir toujours été là. On rapporte qu’elle fut construite au Ve siècle av.J.-C. par Alcibiade, puis transformée en forteresse par l’empereur Comnène au XIIe siècle, restaurée par les Ottomans aux XVIe et XVIIIe siècles et enfin plus récemment avant d’abriter désormais un restaurant panoramique qui permet de contempler Constantinople. Certains l’appellent aussi la « Tour Léandre »  et de nombreuses légendes courent sur elle, notamment celle de Hero et Léandre racontée vers 14 ou 15 av.J.-C. par Ovide, dans l’une des épîtres des Heroïdes, ce recueil de 21 lettres adressées à dix-huit femmes illustres ou mythiques à leurs amants.
              Hero était l’une des suivantes d’Aphrodite à Sestos, sur la rive européenne, tandis que Léandre demeurait à Abydos sur la rive asiatique. Pour rejoindre sa Belle, le jeune homme traversait chaque nuit à la nage l’Hellespont, guidé par la lueur d’un flambeau tenu par la jeune fille. Par une nuit d’orage, la flamme soufflée par le vent s’éteignit, Léandre perdit sa route et se noya. Hero trouva son corps sans vie sur  la grève et, désespérée se jeta du haut de la tour. L’édition princeps des Œuvres d’Ovide a été imprimée à Rome en 1471 et à Bologne la même année. Les bibliographes ne les ont pas encore distinguées. Celles-là ne comportent pas les  Heroïdes. Il existe en revanche une édition de  l’ Heroidum liber, sans doute le premier essai des presses établies au Piémont par Johannem Glim, ne mentionnant ni date, ni lieu, qui serait datée de 1473 et sans doute l’édition princeps de ces épîtres. Les éditions de ce texte se sont succédées en grand nombre, un peu moins d’une vingtaine, jusque dans la première moitié du dix-neuvième siècle. La première traduction dans notre langue a été réalisée par J.-R. de Boisgelin de Cucé (1732-1804) qui fut archevêque d’Aix puis de Tours (Philadelphie, 1786, in-8) et contenant juxtaposé le texte latin.
              La seconde traduction intéresse davantage les bibliophiles surtout grâce aux huit estampes en couleurs dessinées et gravées Philibert -Louis Debucourt (1755-1832), « le plus extraordinaire peintre-graveur en couleurs qu'il y ait jamais eu », disait de lui François Courboin (1865-1926) qui fut directeur du Cabinet des estampes à la Bibliothèque nationale. Cette traduction est due au chevalier de Quérelles de Goustimesnil qui la publia anonymement. Elle se décrit ainsi : Héro et Léandre, « poëme nouveau en trois chants, traduit du grec, sur un manuscrit trouvé à Castro, auquel on a joint des notes historiques (Paris, Pierre Didot l'aîné, 1801, in-4).
              L’histoire de Léandre et Hero a inspiré également un certain nombre de peintres et notamment Rubens, Pierre-Claude François Delorme,  Théodore Chassériau, Jean-Joseph Taillasson, Cy Twombly, Louis-Marie Baader, et encore Marty qui a donné 125 illustrations pour une édition traduite par Edmond Haraucourt (le Livre Contemporain, 1930, in-8). Reste, non un livre ni une illustration, mais un geste suivi d’un poème (la fiancée d’Abydos), celui de lord Byron qui, le 3 mai 1810, suivant Léandre  traversa à la nage l’Hellespont entre d’Abydos à Sestos. Cela lui prit une heure et dix minutes. 


On peut voir « La Tour de Léandre » dans The World Is Not Enough (Le monde ne suffit pas), le 19° James Bond de  1999.

jeudi 25 avril 2013


LES FLEURS DU MAL DE SCHWABE

              Les Fleurs du mal (Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857 in-12), dédiées à Théophile Gautier, furent tirées à environ mille cent exemplaires, mille trois cents dit Clouzot (1) plus une vingtaine sur papier de Hollande. Le propre exemplaire de Baudelaire – conservé à la bibliothèque Mazarine – est l’un de ceux imprimés sur papier ordinaire. Celui de Théophile Gautier est sur Hollande et porte cet envoi manuscrit : « Mon bien cher Théophile, la dédicace imprimée à la première page n’est qu’une ombre très faible de l’amitié et de l’admiration véritables que j’ai toujours éprouvées pour toi. Tu le sais… » Celui d’Alexandre Dumas également, est, selon le bibliographe Maurice Chalvet, le seul connu dédicacé et resté broché. Il porte sur la page de titre cet envoi : « à Alexandre Dumas, à l’immortel auteur d’Antony, témoignage d’admiration et de dévouement, Ch. Baudelaire ».
              Les éditions du recueil de poèmes avec ou sans les pièces condamnées,  se sont depuis multipliées, non pas à l’infini, mais presque. Du côté des illustrés, on en compte une bonne soixantaine. Nous serions bien en peine de désigner la meilleure, ce qui nous évite de mentionner les pires. Toujours est-il que la première, celle d’Armand Rassefosse (les Cent Bibliophiles, en 1899 (in-4) comporte 170 eaux-fortes originales en teinte ou en couleurs pour un tirage à 115 exemplaires sur papier vélin crème au filigrane des Fleurs du mal. Cette série d’illustrations fit date. La seconde édition illustrée nous semble plus intéressante, car elle correspond à l’esprit symboliste de la fin de siècle, mais sans tomber dans ses errements. Carlos Schwabe (1866-1926)  n’aurait sans doute pas, sans l’insistance de l’éditeur Charles Meunier,  choisi le texte de Baudelaire,. Il était, en effet, comme le rappelle son biographe David Jumeau-Lafond (2), « resté hermétique au symbolisme mallarméen ». Il devait ainsi confier, dans une lettre datée du 16 avril 1896,  au fils du philosophe laïque, Gabriel Séailles : « Je me penche sur ces sacrées Fleurs du mal les mains sur le front (voire même les doigts dans le nez) et je me casse la cervelle pour y dénicher quelque chose d’assez potable et je t’assure que ce potable est dur à trouver sur ces poèmes qui ne donnent pas d’images. Ah, il faut les créer de toute pièce et voilà le hic car je suis malgré le besoin, toujours porté à voir en moi ».
              La  réalisation de ces  Fleurs du mal (Paris, Charles Meunier, 1900, fort-in 4) devait durer quatre ans. Cette édition tirée à 77 exemplaires sur Vélin du Marais, est composée de 10 eaux-fortes originales hors texte et de 13 bandeaux, gravés en couleur au repérage et tirés à la poupée. La couverture et les culs-de-lampe en noir ont été gravés par P. Delange. Nous  en avons eu récemment tenu entre nos mains, un exemplaire relié en 1910 par Ch. Meunier, en « maroquin aubergine, sur fond rouge au décor foisonnant couvrant tous les plats,  composé de chardons à feuillages de veau marbré dans lesquels s’enroule un serpent agressif, variante du décor sur le second plat avec l’adjonction d’une tête de mort, dos orné dans le même style, doublure différente sur chaque plat : sur un fond beige une savante composition comprenant chardon, serpent, orchidée (seulement sur le premier) et crânes, tranches dorées sur témoins, dans une boîte-étui de chagrin olive ». Il est, en outre, enrichi d’une suite en noir de toutes les gravures, de nombreux états des planches hors et dans le texte, épreuves d’essais en noir ou en couleurs sur satin, papier de Chine, parfois avant la lettre. Selon l’expert Dominique Courvoisier, cette reliure de Charles Meunier est « l’une des plus magistrale que l’on puisse rencontrer ».
              Quant aux illustrations, elles sont, sans aucun doute, les plus spectaculaires à accompagner les poèmes de Baudelaire. Schwabe devait dire qu’elles avaient « épaté ». Les commentaires évoquèrent dans langage plus imagé, « une vraie puissance symbolique et décorative des fleurs vénéneuses ».
                                                            
(1)    Guide du bibliophile français, XIX° siècle, Librairie Giraud-Badin, nouvelle édition 1996.)
(2)   Carlos Schwabe, Symboliste et visionnaire par Jean‑David Jumeau‑Lafond, A.C.R. Edition, 1994.
On peut voir une œuvre de Carlos Schwabe au musée d’Orsay dans l’exposition « L’Ange du bizarre, le romantisme de Goya à Max Ernst, jusau’au 9 juin 2013.                     

dimanche 10 mars 2013



bibliophilie
UN FORBAN EST AUSSI UN PHILOSOPHE




              Il n’était pas bon d’être républicain sous le règne de Charles X. Nous pouvons le comprendre, les relents de la Révolution répandaient encore leurs mauvaises odeurs. Le frère de louis XVI, le roi assassiné, n’était pas, non plus connu, pour son ouverture d’esprit. Quoi qu’il en soit, sitôt leur sortie de l’imprimerie, les Mémoires d’un Forban philosophe (Paris, Moutardier, 1829, in-8) furent saisies par la police. Des exemplaires ont toutefois échappé au pilon, car l’un d’entre eux, figurait récemment dans le catalogue d’une vente de livres anciens à Drouot.  
              Ce texte est naturellement anonyme. Jacques Cellard (1920-2004), indique dans son Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours (Éd. Mazarine, 1985) que « L'histoire de l'ouvrage est enveloppée d'obscurité. Sitôt paru, il est saisi et détruit par la police de Charles X; non pas pour des raisons de convenance sociale (l'argot et le récit lui-même), mais pour des raisons politiques. Inconnu de nous jusqu'à de meilleures recherches, l'auteur ne l'était certainement pas de la police royale, qui devait le tenir à juste titre pour un républicain dangereux ».  À lire le résumé du livre, publié dans le catalogue de l’éditeur, daté de 1835,  rien ne semble être particulièrement subversif : « Les Mémoires d'un forban philosophe ne sont autre chose que la vie d'un marin célèbre qui a passé par toutes les étamines : infamie des prisons et des galères, meurtres, crimes, trahisons, assassinats, tout s'y trouve mis au grand jour par l'auteur lui-même, qui rachète en quelque sorte ses forfaits par des réflexions philosophiques, trop hardies, sans doute, mais qui relèvent toujours son récit ». Ce sont celles-là, ces réflexions qui n’eurent pas l’heur de plaire aux services de la censure royale. Il est toutefois qualifié par  Robert-Charles Yves-Plesssis, auteur de la Bibliographie raisonnée de l’argot et de la langue verte en France du XVe au XXe siècle (1) comme « virulent et subversif est, pour partie, rédigé en argot. »
              L’auteur inconnu n’a pas désarmé après la saisie de son ouvrage. Il a repris sa copie et l’a portée chez un autre éditeur, en fait un imprimeur complaisant, qui a ôté les deux feuillets de l’avis de l’éditeur Moutardier, modifié le titre et choisi une nouvelle couverture. Ce qui donne Les Voleurs, les Mouchards et les Pendus. (Paris, chez les marchands de Nouveautés, sans date [1829]. In-8).
              Ce forban philosophe eut des lecteurs qui en ont tiré un bon profit, notamment Victor Hugo qui l’utilisa dans Les Misérables (Bruxelles, Lacroix,  1862, 10 volumes, in-8) et le Dernier Jour d'un condamné (Paris, Charles Gosselin, Libraire - Hector Bossange, Libraire, 1829. In-12). Pour préparer les dialogues argotiques des Misérables, Hugo a, comme le rapporte Jacques Cellard,  « pillé Le Forban philosophe qui est, beaucoup plus que les Mémoires ou Les Voleurs de Vidocq, sa source essentielle pour les personnages de Thénardier, de Gueulemer, de Montparnasse ou de Gavroche. Ce n'est pas un reproche : le choix était heureux, Le Forban philosophe présentant pour lui le double avantage d'être un véritable texte à situations romanesques, et d'être tombé, en 1862, dans un oubli complet. » Hugo a repris aussi l’épisode des retrouvailles, dans l'indifférence, d'un fils et d'un père, tous deux pègres (Taupin et son père pour le premier, Gavroche et Thénardier pour le second) ; et celui de l'évasion. Dans l'inventaire de la bibliothèque de Victor Hugo à Guernesey, rédigé par Julie Chenay, l'ouvrage est attribué à un certain R. Buchez.
                                                
(1)   (Paris, Daragon, 1901), tiré à 175 exemplaires, réédités par Slatkine reprint en 1968.